Etrange et familier

C’est en essayant de me familiariser à nouveau avec un monde qui m’est devenu étranger que celui-ci devient à mes yeux le plus saillant et qu’il prend le plus de relief. Je cherche fébrilement les aspérités où je pourrais bien me raccrocher. Ce n’est donc pas en quittant ce qui m’est familier, ma demeure et mes proches, que l’étrangeté se découvre : l’un ne vient pas faire écran à l’autre. Avant de me redevenir habituelle, d’être reconduite à l’ordinaire, l’étrangeté de l’espace et du temps qui s’ouvre, aussi extraordinaire qu’elle soit, est la condition même de la familiarité : son support, son vis-à-vis, son implication nécessaire, l’épreuve qu’elle doit accepter et qu’elle doit surmonter, pour devenir un état, une situation stable, une durée. Vouloir se familiariser avec quelque chose, c’est d’abord en rechercher, aveuglément, toute l’étrangeté.

Sentir, par contre, que le monde autour (je le vérifie, par moments, en quelques raisonnements ou témoignages des sens, les miens ou ceux d’autrui) m’est familier, c’est tomber sans le savoir sous le coup de l’Étrange ; c’est-à-dire devenir peu à peu étranger, sans l’être encore tout à fait, à ce qui m’était jusque-là familier sans que je le sache, sans que cette expérience me fut révélée en quelque façon. Me devient présent ce qui aurait dû se décliner constamment au passé, passant justement sans que l’on ne s’en aperçoive. Probable, alors, que les marges dans lesquelles étaient repoussées l’étrangeté, commencent à s’élargir et forcent l’habitude à s’installer dans ce qui ne relevait pas, jusqu’à présent, de son ordinaire. Somme toute, l’expérience du fantastique me semble une aventure assez banale, ce qui n’est pas une manière de réduire sa densité et son importance, mais plutôt d’insister sur le fait que non seulement, elle survient aux limites de l’ordinaire, dont elle déplace et redessine les contours (j’imagine une belle anthologie de romans et nouvelles où l’on trouverait ce type de phrases « après tout, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas voir des fantômes ») mais intervient aussi, régulièrement, dans nos vies, peut-être même quotidiennement, assurant le relais certaines fois entre nos plus vielles habitudes. Qui ne rallume pas, quelque fois, une pièce qu’il vient de quitter ?

Que serait ma familiarité avec le monde si je n’acceptais pas cette épreuve ? Je ne ferais plus le départ entre l’ordinaire et l’extraordinaire. De ce qui arriverait, je dirais C‘est comme ça et c’est tout. Ou à l’inverse, peut-être que tout me bouleverserait, je serai pris dans un flux d’événements continu dans lequel aucun ordre ne serait plus perceptible. Je vivrais entre le Destin des grands mythes et la Catastrophe des mass-media.

 

 

Fantôme

En passant

Garde ce qu’il faut d’ectoplasme pour paraître « leur » contemporain.

Henri Michaux, Poteaux d’angle, 1981

Le débarras des vampires. IV

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Bench of Winter Wonderland. Gilderic Photography

 

Cet embarras, qui ne conclut pas le traité car il l’accompagne tout du long, ne quittera pas Calmet. Son enquête n’essaie pas d’en finir avec l’affaire des vampires mais de prendre la mesure du problème qu’elle pose : « Il est impossible, que tout à coup plusieurs personnes croyent voir ce qui n’est point, & qu’elles meurent en si peu de temps d’une maladie de pure imagination. Et qui leur a révélé, qu’un tel Vampire est entier dans son tombeau, qu’il est plein de sang, qu’il y vit en quelque sorte après la mort ? N’y aura-t-il pas un homme de bon sens dans tout un peuple, qui soit exempt de cette fantaisie, ou qui se soit mis au-dessus des effets de cette fascination » [1]. L’apparition des vampires semble au-delà de ce dont les hommes peuvent faire l’expérience, comme si aucun témoin ne pouvait être à la hauteur de l’événement. Il ne subsiste donc qu’en parole ne parvenant pas à s’établir en tant que fait : occurence pleinement visible et reconnaissable par tous d’une manière analogue. Il faudra attendre 1822 pour que l’écrivain romantique Charles Nodier dise, après avoir rassemblé à nouveau et publié toutes ces fictions : « Nous engageons nos lecteurs à se défier de ces récits ainsi que des prétendues histoires de revenans, de sorciers, de diables, etc. Tout ce qu’on peut dire et écrire sur ce sujet, n’a aucune authenticité et ne mérite aucune croyance » [2], pour que se déclare enfin cet homme exempt de toute fascination. Les histoires sur les vampires deviendront alors des fables jalousement gardées par les écrivains qui continueront d’affirmer contre l’embarras insistant de l’abbé Calmet : « Désormais, tout ceci n’est et ne sera que littérature ».

Notes :

1. Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., 1751, tome II, p. 222-223. Retour au texte
2. Nodier, Charles, Infernalia, 1822, p. III. Retour au texte