Qui impose mes intérêts de classe?

Un livre vient de sortir. Il appartient à une lignée si vieillissante que je ne croyais plus devoir, un jour, annoncer la venue d’un nouveau membre de cette espèce. Le nom de ce nouvel avorton : « Marx, prénom : Karl » dont deux hommes, époque oblige, assurent la paternité : Pierre Dardot et Christian Laval. Félicitons donc les nouveaux parents. Et longue vie à l’enfant.

Je lui resterai étranger pourtant pendant quelques temps. Et peut-être toujours. Pour de bon. Car c’est déjà assez pour l’homme que je suis d’en faire remarquer ou d’en signaler la naissance. Pourquoi ? Une mise au point de plus sur le capital et la lutte des classes : comment pourrais-je parrainer un tel livre ? Surtout qu’il semble, à lire seulement la couverture, partir du point même où nous tournions en rond il y a maintenant trente ans (où j’étais moi essayant de ressaisir d’un seul regard l’étendue du problème) : la difficulté d’intégrer dans un même ensemble les deux théories les plus abouties de l’œuvre marxienne : l’analyse socio-historique de la lutte des classes et la critique du système économique capitaliste. Ce problème, récurrent pour un marxisme qui cherchait à dire son mot sur tous les fronts (philosophie, histoire, sociologie, critique littéraire, politique, économie) ne s’épuisait pas dans les interminables discussions autour de la classe en soi et pour soi, il y trouvait seulement la première, et la plus superficielle, de ses formulations. Et bien sûr la preuve évidente de son existence. Mais, une fois que le marxisme fut rabattu dans ses prétentions – les exégètes ayant cessé de chercher dans le texte de Marx une philosophie, une théorie sociale, une théorie de l’histoire, les signes d’un avenir radieux – l’acuité du problème semblât s’émousser. Quand, au seuil des années 80 je crois, Étienne Balibar essaya de cerner au plus près le marxisme en le définissant comme l’analyse historique du capitalisme et des luttes et contradictions qu’il engendre, cette définition, qu’il voulait aussi plate et aussi étroite que possible, ne semblait plus laisser place au problème. Mais même la longue barbe du marxisme raccourcie, ne laissant plus paraître que le visage du seul Marx, jeune ou vieux peu importe, les points de jonction entre les deux théories demeuraient pourtant toujours aussi délicats à saisir.

Avant d’imaginer me pencher sur le berceau de ce nouveau-né marxien – de peur d’y voir la peau ridée d’un ange flétri – il me faut savoir comment je posais le problème et quelle solution je lui assignais. D’où la mise au point de ces notes, très anciennes. Prenant le problème sous un angle sociologique, je m’attachais au refus suivant : on ne pouvait définir une classe sociale par ses intérêts, ni même expliquer leur conflit par une divergence sur ce point. Ce concept d’intérêt, en apparence banal et platement matérialiste, me semblait clairement mis en avant pour des raisons politiques. Il permettait aux militants de supposer que les stratégies qu’ils définissaient ou défendaient étaient les mêmes que le groupe qu’ils représentaient. Le champ politique et le champ social semblaient ajustés l’un à l’autre par ce biais, et, passant de l’intérêt à la stratégie, il n’y avait plus, disait-on alors, qu’une différence de prise de conscience. C’est pourquoi ce principe théorique m’évoquait l’image de masses aveugles que rassemblaient néanmoins des intérêts que le Parti, guide et éclaireur, se chargeait de recueillir, de signaler autour de lui et de viser a travers une tactique réfléchie. Bref, je n’y voyais que des facilités politiques que de nombreux critiques qui m’avaient précédé avaient déjà signalées. Et pourtant, je creusais encore le sillon.

On ne peut définir une classe par ses intérêts. Pourquoi ?

1. Le capitalisme définit formellement des classes – qui à ce niveau n’ont aucune existence sociale ni épaisseur historique – au sein même de son mode de production selon la façon dont on s’approprie les moyens de production (appropriation qui, on le sait, renvoie aussi bien à un régime juridique de propriété qu’à des savoir-faire techniques ou des modalités d’usage du corps). L’examen de cette distribution différenciée s’oppose à deux types d’identification des classes. Le premier est celui par lequel on définit chaque classe indépendamment des autres en supposant toujours identifiables les intérêts qui lui sont propres. Or le fait qu’une classe se constitue en groupe social et se conduise effectivement selon des intérêts rationnellement définis en fonction de sa situation économique ne peut être établi qu’au sein d’une conjoncture précise dont il faut à chaque fois expliciter les rapports de force et les conditions d’exercice. Si l’on peut déduire un intérêt de classe du point de vue formel (la complète maîtrise du procès de travail par exemple), on ne peut en inférer que cet intérêt sera nécessairement pris en vue par un groupe réel. Le second type d’identification auquel s’oppose l’analyse formelle des classes est celui qui déduit du fonctionnement capitaliste tel que l’on peut le décrire au seul niveau économique la nature du rapport de force et les modalités de lutte entre les classes. C’est souvent sur ce point que les formules toutes faites de l’hégélianisme fusent : des formules qui établissent la nécessité d’une lutte entre groupes sociaux ou d’un certain type d’opposition (lutte à mort, lutte pour la reconnaissance, lutte entre ses intérêts privés et généraux) au simple motif d’une nature soit-disant dialectique de l’histoire ou du réel. Or, il est politiquement aberrant d’imaginer qu’existe, même en pointillés, une ligne de front claire et stable au milieu de l’enchevêtrement de conjonctures que propose régulièrement le temps propre de l’action politique. Combien de fois l’histoire ne nous a-t-elle pas montrée ces mêmes classes que l’on supposait forcément hostiles passer entre elles, plus que des compromis, des alliances fortes et stables ? Le rassemblement des forces sociales en 1914 sous la bannière nationale a sans doute été une tragique erreur mais sûrement pas une trahison – puisque celle-ci supposerait a priori que les groupes sociaux ne pourraient pas, ou plutôt ne devraient pas, s’entendre. D’une certaine façon, la lutte des classes telle qu’on la vise (comme un grand affrontement ouvert entre groupes sociaux irréconciliables) est plutôt le résultat à atteindre, l’objectif des partis révolutionnaires, qu’une donnée de l’histoire ou même de la raison. C’est donc bien au mépris du travail politique – celui par lequel on rassemble des groupes entre eux, à coups de compromis, d’alliances, d’accords, de subordinations (et pas seulement au niveau des partis) – que l’on suppose, espère, affirme que les classes sont déjà constituées socialement et qu’elles sont déjà en lutte. Ne suffirait, on le sait bien, qu’une prise de conscience ou, si l’on est moins idéaliste, une étincelle. La politique anticapitaliste selon cette manière de définir les forces en présence se résumerait ainsi à l’agitprop ou à l’attente, voire la provocation, de conflits fatals. Or les luttes sociales qui existent incessamment, et beaucoup plus qu’on ne le croit (il suffirait de rassembler au même moment l’ensemble des nouvelles qui font part de conflits sociaux sur un territoire donné pour croire qu’il est à feu et à sang : ce que faisaient Marx et Engels, d’une certaine façon, dans leur travail de journaliste : répandre l’incendie par la parole) ne dessinent pas nécessairement des clivages sociaux correspondant aux classes définies par l’analyse économique. Ce brouillage entre le tableau économique et la carte stratégique est essentiel : le premier ne servant qu’à orienter l’action au principe qu’il est le facteur de constitution des classes le plus important. Mais si néanmoins on persiste à vouloir discerner un ligne de front dans l’ensemble des luttes sociales existantes, il faudra toujours se rappeler que celle-ci est constamment remodelée par des luttes partielles, ressemblant à la crête d’écume de vagues se formant et se reformant sans cesse. Cette ligne, bien visible, sera toujours moins importante que la puissance, la hauteur, la vitesse et le rythme des vagues. Et puis bien sûr, quitte à voir la politique comme un grand assaut, l’issue du conflit devra être toujours envisagée en fonction des digues étatiques et de ce qu’elles peuvent opposer à ces vagues. Il y aurait toute une analyse (ou une fiction) à faire de la Louisiane et de l’ouragan Katrina selon ce point de vue.

2. Si le capitalisme est une détermination essentielle de la lutte des classes, autrement dit si l’on peut déterminer : d’une part que le conflit principal qui anime les dissensions sociales est de nature économique, d’autre part que cette économie trouve sa forme  principale dans le système capitaliste (ce qui n’est bien sûr pas toujours le cas suivant les formations sociales et les époques), alors on peut le considérer comme un processus social. Mais il y a bien des manières de comprendre cette dimension socio-économique du capitalisme. Et beaucoup nous mènent à des impasses. La première erreur consiste à faire de l’économie le fondement, l’infrastructure comme on disait naguère, des sociétés affectées par une prolétarisation croissante et une capacité d’échange grandissante de la monnaie. L’argument majeur qui est avancé pour justifier cette proposition (outre la profession de foi matérialiste dont elle découle) tient en deux phrases : une société avant d’être un ensemble de relations entre les hommes est une population, c’est-à-dire un rassemblement d’êtres vivants, donc une société qui ne peut exister si les hommes qui la composent ne sont pas en mesure de subsister. L’argument se tient mais si vraiment l’on tenait à justifier le caractère fondamental de l’économie par le fait que les hommes sont des êtres vivants, il faudrait aussi bien placer la médecine, ou du moins toutes les activités thérapeutiques, les actes de soin, de salut, au nombre des pratiques fondamentales ; ou même les institutions militaires ou guerrières qui, tout en tuant des hommes et d’autres espèces vivantes, assurent la protection et la subsistance de certains membres de ces sociétés. Bref, si l’on réduit le capitalisme à une forme d’économie tout en cherchant à mettre celle-ci au fondement du social, on ne voit pas pourquoi il ne céderait pas cette place si privilégiée à d’autres phénomènes majeurs que sont le développement du pouvoir médical et les mutations dans la conduite des guerres. On voit bien le point où s’assemblent économie et société mais on ne voit pas pourquoi la première occuperait seule ce lieu. La seconde erreur consiste à voir l’économie dans la seule dimension du profit et d’imaginer que le capitalisme introduit dans une société existante une nouvelle forme de lutte pour l’appropriation de la richesse. Certes, ces conflits existent dans toutes les types de société, mais sous un régime dans lequel la répartition des richesses est sciemment laissée libre (entre certaines limites juridiques), la lutte est plus âpre encore. Pourtant le caractère essentiel que l’on cherche à donner au capitalisme dans les sociétés qui le connaissent ne peut se fonder sur la seule intensité des conflits, intensité qui serait fonction d’un niveau supérieur dans la quantité de richesses produites. Le capitalisme n’est pas un processus extérieur aux sociétés et ne se contente pas de modifier les rapports existants au sein de celles qu’il investit. Au contraire, il produit lui-même des types de rapports sociaux. Et ce processus, à mesure qu’il s’étend, non seulement dissout certains rapports anciens (ou les relance sous une forme nouvelle), mais en induit également de nouveaux (qui peuvent lui échapper mais aussi bien le servir). Cet ensemble de rapports sociaux constitue les conditions même de son fonctionnement et non de simples effets – ou symptômes – de son développement. Ils sont pour ainsi dire l’élément même dans lequel le capitalisme se forme et se transforme, élément qui ne doit rien aux rêves atomistes et puristes d’un matérialisme suranné mais qui regorge plutôt de flux de matière disparates et bigarrés. Quand par exemple on lance une activité économique à partir des conditions suivantes : regroupement des activités de production au sein d’entreprises, endettement constant des ménages, effort d’éducation technique des populations, développement des moyens de transport et des communications, répartition géographique des masses, entassement dans des logements, exode rural, alcoolisme, misère sexuelle, construction du corps en force utile, etc. (données que je cite au hasard mais qui ont eu chacune une incidence dans plusieurs conjonctures de l’histoire du capitalisme européen), on voit bien que les obstacles matériels auxquels les capitalistes et ses adversaires ont eu affaire sont d’un autre ordre qu’une simple diversité de positions économiques et sociales qui ferait obstacle à une prise de conscience de classe. Bâtir une économie qui soit en même temps une forme de société (avec ses riches et ses pauvres, ses producteurs et ses consommateurs, ses investisseurs et ses thésauriseurs, etc., le tout réparti selon une extrême diversité de conditions) est une activité qui est loin de ressembler au simple rassemblement d’individus dans une rue, ou à la mobilisation d’un peuple déjà constitué en pseudo ou en infra classe. Le statut du capitalisme en tant que formation économico-sociale n’est pas à chercher du côté des rapports qu’entretiennent les individus aux richesses existantes (non seulement de par leur niveau de revenus mais également par leur mode d’appropriation, de consommation, de « libération » de ces richesses), rapports dont la distribution pourrait être ensuite modélisée sous la forme d’une simple échelle ou d’un nuage de points statistiques. Ces modèles que diverses sociologies, depuis le XIXe siècle, ont fait jouer comme image du véritable ordre social ne proposent en fait que le reflet d’une société dont la nature capitaliste resterait encore extérieure. Il faut peut-être comprendre le capitalisme alors au sens classique d’économie, c’est-à-dire d’oïkos, de maisonnée habitée, remplie, d’hommes et de biens. Or, le problème qui se pose au capitaliste à chaque époque, à chaque moment, est justement d’arriver à faire de l’argent avec ce qu’il peut dans le monde tout en continuant à vivre au sein de ce même monde devenu grenier, magasin, entrepôt, trésor.

La politique d’obédience marxiste (mais était-ce bien celle des responsables politiques communistes ?) qui consistait à définir sa stratégie d’action en fonction d’intérêts de classes, ou même d’intérêts tout court, ne pouvait pas manquer d’échouer. Car d’une certaine façon, elle se donnait la part trop belle et ne gardait du monde dans lequel elle vivait (et pourtant la globalité du capitalisme est dénoncée de partout) qu’une image trop réductrice. Il ne suffisait donc pas, comme on a pu le faire durant les années 80 à l’occasion des événements de Pologne, de dépouiller le concept de classe des aspects ontologiques et eschatologiques dont Marx avait revêtu le prolétariat. La prolétarisation est une tendance socio-économique fondamentale, présente aux quatre coins du monde, et qui n’annonce aucun renversement du cours du monde, ni même la pleine réalisation d’une humanité enfin réconciliée avec elle-même. Il fallait aussi se défaire de la tentation naturaliste consistant à ordonner le monde capitaliste en classes, qu’elles soient sociologiques ou économiques, de nature empirique ou formelle, en gésine ou déjà en acte, en guerre ou en paix. Ainsi, plutôt que de se demander pourquoi les ouvriers en tant que classes économiques, empiriques, ne répondent pas à leur vocation historique, ou pourquoi la réalité de leur être de classe anticipe leur conscience d’être de classe, il vaut mieux s’interroger sur les formes extrêmement variées de prolétarisation actuelles, quelle que soit la position économico-sociale des groupes affectés, et leur conduite face aux richesses produites (car le capitaliste comme personnage social se recrute aussi et peut-être surtout parmi ces prolétaires). Il vaut mieux s’interroger sur la classe comme forme parmi d’autres de combat contre le capitalisme (hors des images de la troupe, de la horde, du peuple en marche). C’est peut-être ce que font certains penseurs actuels mais bien souvent en ne faisant que déplacer les anciens schémas (Négri ?). Peut-être le livre de Dardot et Laval en fera-t-il autrement ?
On verra.
Peut-être qu’on verra.