Embryon

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Il y a des livres qui font qu’une fois ouverts, on ne les quitte plus des yeux. Et il faudra attendre de les avoir finis pour qu’ils nous rouvrent à nouveau la grande porte du monde. Il y en a d’autres, aussi épais la plupart du temps, qui font que, les lisant, on ne cesse pas d’arrêter de les lire, de les refermer, de lever la tête un temps, pour contempler le monde. Le monde horizontal, Rien pour demain, L’ordre des choses, les trois livres de Bruno Remaury publiés ces dernières années chez Corti, appartiennent pour nous à la seconde catégorie. Ils font même parfois plus que cela, tant ils nous poussent soudain, nous pressent d’un coup, à prendre le premier crayon à portée pour réécrire à la va-vite ce qu’on vient de lire – espérant ainsi, même gratté (donc mis à distance sur un bout de papier) ne pas l’oublier. C’est ainsi que, remettant de l’ordre dans ses papiers, on tombe sur ce genre de textes oublié entre deux feuillets :

« Les Grecs avaient deux principales personnifications du temps. Chronos, le vieillard à la main infinie, était le visage des cycles et des décomptes, des commencements et des effondrements, du lent égrènement du monde. À côté de lui se tenait Aiôn, sous les traits d’un homme accompli, avec autour de lui la grande roue du zodiaque et la rotation infinie des astres, l’éternité et la continuité des choses. Chronos incarnait la mesure du temps, Aiôn sa démesure. Puis à ces deux visages s’en adjoignait un troisième, Kairos, personnification de l’instant, du moment suprême, de l’opportunité et, ainsi, visage même de l’événement, de ce qui advient sans prévenir et qu’il faut savoir saisir quand il se présente. Mais aussi de ce qui ne se représente pas deux fois et que l’on peut passer sa vie à attendre si l’on ne sait pas s’y prendre. Et on ne s’étonnera pas que Kairos soit représenté comme un tout jeune homme, presqu’un enfant, qui vole en tous sens comme Peter Pan et porte sur le front une petite mèche entortillée qui permet de l’attester quand il passe à notre portée. Kairos, instant foudroyant, événement, opportunité. Et encore : amnésie, absence, oubli. Mais aussi : plaisir, jouissance, volupté. »

Une fois qu’on a pris le temps de relire ce texte, qu’on essaie de se rappeler pourquoi on l’avait si impérieusement reporté, qu’on n’s’en rappelle pas vraiment, on se prend à rêver. De même que Bruno voit dans Peter Pan une nouvelle figure du temps, une nouvelle condensation, au visage humain, de ses différentes expériences, il faudrait, pour nous, pour tous ceux et celles qui brûlent de rencontrer le temps en personne, dessiner aussi, et au plus simple repérer, dans le roman, le cinéma, la photographie ou dans la rue, de nouvelles figurations des temps. À force de laisser traîner ses yeux et vagabonder ses oreilles – ce qui est d’une certaine façon la dernière forme de promenade que ma pauvre vie d’intello m’accorde encore, celle des sens à défaut des jambes – on se rendrait compte, peut-être, d’une chose : le temps se montre plus généreusement, plus facilement, sous forme plurielle que sous forme unitaire. C’est con à dire mais il y a des temps. Et rien ne garantit, un moment donné, qu’une figure majeure, monstrueuse ou majestueuse, advienne et fonde dans un seul visage les différents profils sous lesquels habituellement il se donne. Bruno dit très bien que ce sont sous trois visages distincts que l’épreuve du temps, aux Grecs, se donnait. Il y a du temps et non un temps, du temps qui s’accorde immédiatement à plusieurs figures, sans que l’on puisse dire, pour autant, qu’elles seront toujours trois et visage humain. Mais le plus étonnant dans ces rêveries un peu obscures, un peu vaines probablement – on trouve le plaisir de vivre où l’on peut – c’est le déplacement imperceptible qui s’accomplit en relisant ce texte. Les trois temps qui nous familiers et qui sont, pourtant ici, splendidement absents, ce sont le présent, le passé et l’avenir. Que sont alors, face à ces dimensions apparemment universelles et incontournables du temps, les figures qui concentrent en elles des aspects comme la durée, la rupture, le commencement, la lenteur, l’attente, l’occasion, la mesure ? Des qualités de temps ? Des ordres, des formes ? Il n’y a peut-être pas de sens à répondre comme ça, un peu hasard de ses préférences verbales. Ce qu’il faudrait, c’est prendre des figures et examiner lesquelles (s’il y en a) dégagent et montrent du temps. Peut-être pas un temps à l’état pur, visage détourné des autres, mais au moins du temps tel qu’on l’éprouve aujourd’hui comme hier et encore comme demain. La première image qui me vient est toute simple, quoiqu’impossible à vivre et à dire en même temps, c’est celle de l’embryon. Quel temps figure ce qui n’a peut-être pas encore de visage et qui rapporte en soi et plus loin que soi présent, passé et futur ?

Division sociale

En passant

La sociologie montre chaque société nécessairement divisée et voit dans l’unité, non un fait empiriquement constatable, mais un problème que politiques, morales ou religions pourront poser, voire éventuellement résoudre. De ce point de vue, la société n’est donc ni une nation, ni une communauté, ni une grande âme. Mais si elle se divise, elle ne le fait pas en deux. Si on suivait Durkheim, Mauss et une grande partie de l’ethnologie, on dirait que l’état social, tel que la sociologie l’a recueilli puis établi, est d’une   forme segmentaire. Une pluralité de groupes à la fois similaires et différents. 

Danser

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Quand on ne sait pas chanter (ou si mal qu’immédiatement les malchanceux qui vous entourent hurlent à si grands flots que votre voix avec son grain bosselé s’y délaie), quand on sait encore moins griffonner sur un bout de papier, déjà tailladé de lignes, les tremblements et tonnerres du monde – on ne parlera même pas de savoir jouer d’un instrument –, il est difficile de se dire musicien. On se refuse ce qui est trop d’honneur, ce qui est déjà une trop grande qualité. Et pourtant on a la certitude de l’être. Il y a tant de musiques qui sont si vitales pour soi qu’il ne peut en être autrement. De la musique on en est, sans que l’on sache vraiment pourquoi ni comment. Et puis un jour, et puis un autre et un autre encore, je ne sais combien de fois, des rais de lumière passent les nuages et ne disparaissent pas, nouveau soleil qui perce, on finit par sentir. Il existe de nombreuses façons de reconnaître en soi et comme étant soi – à nos yeux comme à ceux des autres – une certaine forme de musicalité ; forme qui, sans y penser, en pointillés mais toujours avec fièvre, se montre depuis des années dès qu’on danse.

Danser donne plus à la musique qu’une figuration plastique : les « instruments » dont elle joue, à commencer par le corps qui s’emporte, volumes, postures et organes soigneusement, violemment, découpés dans le mouvement, ne sont pas des images. Des façons de montrer l’invisible. Ce ne sont pas les airs que l’on danse; des airs qu’on se donne quand on fait semblant, tout d’un coup, de se mettre en mouvement. C’est beaucoup plus et beaucoup mieux l’ébranlement déjà visible du monde. Les battements de la terre, la commotion des piliers, le vacillement des colonnes, les secousses aux murailles, les têtes qui roulent au sommet des puissants édifices, l’écroulement des assises : danser ruine en nos corps toute idée de charpente, de fondement, de maison ou de temple. Squelette éjecté, désarticulé, joug dételé. Danser fait entendre un monde debout mis à bas. Mouvement au milieu des toits qui s’écroulent, des terrains qui s’effondrent, du sol qu’on retrouve, banquise provisoire et glacée que les pieds nus, les bras libres, trouvent prête à craquer.

La danse comme le chant donne à la musique du monde une indépassable expression. Elle semble peut-être seconde, elle n’obéit pourtant pas à la voix. Parmi tous les musiciens qui agitent le monde, les danseurs sont ceux qui se livrent le plus joyeusement aux contraintes musicales. De la musique, les danseurs, à la différence des instrumentistes, en sont les ouvriers les plus accomplis, ceux qui ont accepté le plus profondément en leur chair – muscles, os et tendons – la rigueur de ses coups : battements sourds, cris de panique, fracas des machines. Hommes et femmes délivrés des sirènes autant que des cordes du mât. Des ouvriers, certains diraient des esclaves, qui se sont libérés du cuivre, des peaux, du crin et du bois.