Méduses

La vérité peut faire parfois si peur, paraît-il, que telle une tête de Gorgone, il suffirait de la regarder de face pour être, dans l’instant, pétrifié : statue soudain immobile, fasciné par ce visage qu’elle ne pourrait plus quitter du regard. Y a-t-il comme cela d’autres épreuves de vérité capables de mettre en jeu une telle franchise du regard ?

Imaginons, pour commencer, un regard lancé à la poursuite d’une chose qui fuit la lumière, un regard qui ne cesse de traquer, de renifler, de cerner la moindre trace de cette présence qui échappe ; un regard embarqué dans un rapport, disons, quasi tactile avec ce qui n’a pour seule constance pourtant qu’une perpétuelle fugacité. Pour seule présence une trace. Et puis faisons que ce dernier, l’ayant accidentellement rattrapée, se trouve de front avec cette « chose ». Stupeur : il découvre que non seulement cet élément sauvage qu’il ne voyait que de dos possède non seulement une face mais plus encore, un regard, qui sur-le-champ se pose sur lui. La traque s’achève. Et au lieu d’avoir la satisfaction de voir enfin la vérité capturée, livrée dans ses moindres recoins aux coups d’œil les plus indiscrets, le rapport s’est inversé : la vérité n’est plus cette chose pudique qui ne se dévoile qu’à la lumière du regard qui la poursuit, elle devient ce qui vous tient tête, soutient votre regard. Elle vous fait front. Et au bout de cette course d’habitude si longue, cette patiente chasse d’un objet qui s’esquisse devant soi mais que l’on n’attrape jamais en entier, se révèle une autre façon pour le regard et son objet de rentrer dans des rapports de vérité. Se tenant face à celui qui l’observe, sans pourtant se laisser patiemment et passivement examiner, la vérité sonde le regard qui se porte sur elle, le transperce bien au-delà de ce qu’il peut voir et savoir de lui-même, et révèle ainsi à un œil extérieur le cœur de ce qui ne lui est pas donné d’observer.
Le visage monstrueux de la Gorgone pétrifiait, celui-ci vous transperce telle une lance et donne à voir ce qu’un regard aussi ardent pouvait bien dissimuler. Quel est donc le personnage qui connaît de telles aventures ? Un voyeur, un curieux ?

On peut aussi imaginer un regard qui ne serait plus vraiment soupçonneux mais pourvu de l’abondant désir d’embrasser toute chose ; un regard qui ne cesserait d’explorer le monde sous tous ses aspects, qui chercherait derrière chaque montagne, chaque colline, chaque rocher, ce qui se trouve au-delà, encore et encore. Bref un œil inlassablement occupé à faire lever en chaque point du monde un étincelant phénomène.
Certes, après son passage, le monde contiendra toujours autant d’obscurité puisque ce sont les choses elles-mêmes qui se dissimulent entre elles en se faisant écran dans la perception. Mais pour un tel regard, tout aura changé : auront été au moins une fois levées cette ombre, cette opprobre, que les choses se jettent à la face ; une fois au moins elles auront – du fait de la présence incongrue d’une nouvelle perspective entre elles – donné l’impression d’avoir toutes tourné leurs faces dans le même sens, découvrant leurs visages les unes aux autres au lieu de se tourner le dos. Il est bien entendu que pour un regard comme celui-là, espérant un monde nouveau après chaque horizon, il n’y aura aucune surprise à voir les apparences du monde se lier ensemble devant lui à découvert. Sans doute, poursuivant son chemin, mais jetant un œil derrière son épaule, verra-t-il que les choses une fois qu’il s’en sera éloigné auront recommencé à se faire de l’ombre jusqu’à toutes sombrer derrière l’horizon. Mais rien ne pourra faire vaciller l’évidence du spectacle qui s’est tenu, même quelques instants, devant lui. On aura beau lui rétorquer qu’à promener ainsi sa lucarne un peu partout, il ressemble bien plus à un miroir, un miroir incessant conduisant la lumière d’un bord à l’autre du monde, y effaçant toute obscurité – ne serait-ce qu’un instant –, à l’image d’une aurore totale et permanente. Mais comment pourrait-il voir cela aussi, lui qui est constamment ébloui par la lumière qu’il véhicule ? Dites-lui que ce jardin de lumière qu’il arpentait nuit et jour, ce monde dont il ne cessait de s’émerveiller, ne tenait ses richesses qu’à son immense admiration, à ce goût assidu de relever l’éclat des choses qui se ternissent, sous les injures des voisins et les outrages du temps. Que ce monde, dès qu’il aura le dos tourné, rompra l’image harmonieuse qu’il faisait miroiter sur toutes ses faces, que cette opacité soudaine et infranchissable entre les êtres n’est autre que la solitude même de l’univers. Comprendra-t-il alors que les aurores qu’il espère, qu’il attend chaque matin, ne se lèvent que parce qu’il se lève, ne s’annoncent que parce qu’il porte son regard au loin, au-delà de l’horizon ? Aura-t-il assez de vanité, et même d’humilité, pour apprendre qu’il n’est qu’un rayon de soleil ?
Mais peut-être regrettera-t-il que nous ayons ainsi rompu le silence, lui objectant ainsi une image de lui-même dont il n’était pas dupe. Peut-être nous racontera-t-il comment las de ne voir jamais son image dans le monde, impossible Narcisse, il se sera jeté parmi les choses et les êtres du monde pour se voir de l’extérieur, se contempler, se découvrir même, comme un être lui aussi à part entière de ce monde, passant ainsi de l’autre côté du miroir.

Il y aurait aussi celui qui, perçant, brisant, ouvrant les choses pour dissiper le petit noyau de nuit qu’elles contiennent ne se trouve plus en mesure, un jour, d’atteindre à une telle intimité ; ce regard qui, grattant, raclant, dénudant toutes surfaces pour en faire peau nette, pour voir leur grain à l’œil nu, sans l’apprêt des apparences qui en estompent l’effet cru, se trouve brutalement confronté à une chose, ou un être, dont le masque est l’unique visage de réalité. Déconvenue inattendue d’un œil pourtant bien incisif qui ne déchire les peaux que pour mieux les retendre et les suturer. Inquiétude devant cette face dont on ne peut même plus dire si elle est un visage tant elle rechigne à se prolonger, de tous côtés, de bords en bords, mais préfère indéfiniment se replier jusqu’à former le cœur palpitant et secret de chacune des choses. C’est une face qui, à traverser du regard, ne conduirait plus qu’à d’autres (la même, une autre ?) ; une face qui ne démasquerait pas la première, ne la rendrait pas plus opaque non plus, mais qui ferait sourdre une sorte de tissu passant en elles et entre elles ; si bien chaque face pliée l’une dans l’autre entraînerait le regard s’enfonçant, s’enfonçant encore, jusqu’à voir dans ces alternances de continuités extravagantes et ces déchirures inattendues les seules et uniques entrailles des choses. Faces sur faces.