Manchester. 5 juillet 1835

 

« Levez la tête … Vous verrez s’élever les immenses palais de l’industrie. Vous entendez le bruit des fourneaux, les sifflements de la vapeur. Ces vastes demeures empêchent l’air et la lumière de pénétrer dans les demeures humaines qu’elles dominent ; elles les enveloppent d’un perpétuel brouillard ; ici est l’esclave, là le maître ; là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre ; là, les forces organisées d’une multitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner ; ici, la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des déserts ; ici, les effets, là les causes.
Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse 300.000 créatures humaines.[1]»

J’ai comme cela en partage plusieurs descriptions de villes industrielles datant, toutes, des débuts du XIXe siècle, petite collection de textes brefs et denses qui sont à mes yeux de véritables tableaux.

Bien entendu ces textes comme tous les autres ne sont faits d’aucun des éléments picturaux, couleurs, lignes et surfaces, qui composent habituellement les toiles qui ornent les galeries des musées. Tout au plus peuvent-ils nommer ces éléments mais à moins de se faire calligramme ils ne pourront jamais les faire voir. On connaît l’expérience, on a beau montrer du doigt une bâtisse quelconque dans le lointain en disant « celle-là, là, mais là, just’ derrière la grande, tu n’vois rien ?! », le resserrement du langage autour d’un pur démonstratif – là ! – et le repliement de la main autour de son index ne suffisent pas à établir un rapport transparent entre les mots et les choses. Aussi, quand enfin le doigt se pose sur cela-même que le langage voulait auparavant indiquer, le problème de la désignation disparaît, on sait maintenant de quoi on parle. Enfin, on le croit.

Tableaux donc où il n’y a finalement rien à voir mais tout à lire, pures et sèches descriptions au travers desquelles je ne cherche rien à rejoindre. Les signes sont là compacts, rassemblés et s’obstinent à ne rien laisser percer de la Manchester du 5 juillet 1835, fragment de texte qui ne dit rien d’autre que cela, qu’elle s’est définitivement envolée. Symptôme tout au plus d’une irrémissible nostalgie. Sûrement l’histoire, en rassemblant d’autres témoignages, en recoupant d’autres perspectives, saurait recomposer un portrait assez fidèle de la Manchester de cette époque ; mon pauvre texte pourrait alors trouver toute une vraisemblance et même pourquoi pas refléter, éclairer ce qu’elle fut, ce qu’elle n’est plus. Nouvelle étoile scintillant dans la nuit noire. Mais jamais il ne reverra ce jour d’où il est issu, jamais celui-ci ne reviendra pour l’éclairer de son tour, ce bout de texte sera résigné à la nuit et à la suspicion.

C’est vrai qu’avec ses bords irréguliers et arbitraires, sa nébuleuse et injustifiable présence, il ne pourra totalement vérifier ou confirmer la vue précise dont il donne l’esquisse, toujours restera en lui une part de langage abandonnée, invérifiable, résiduelle, des mots qui ne correspondent à rien. Ne subsiste donc de cette vue que les mots qui pointent encore vers elle dans le vide, que les lignes qu’ils décrivent et qu’ils suivent de phrases en phrases, que les limites du texte qui font sa perspective. Et c’est tant mieux si dans ces descriptions délivrées du poids des choses, insouciantes du lieu d’où elles sont issues, il devient possible de voir la manière dont le langage donne aux choses une visibilité qu’elles ne prendraient jamais par elles-mêmes. Ce jour que le langage capture et répand sur le monde, faisant des descriptions de véritables tableaux, voilà ce que j’aimerais faire sentir.

Tocqueville comme de nombreux autres Européens fit le voyage dans les nouvelles cités industrielles d’Angleterre. Pour voir. Car les transformations qui s’accomplissaient en ces lieux s’avéraient si extraordinaires, les avis étaient si partagés, que pour juger de la valeur des discours dithyrambiques ou alarmistes qui en étaient tenus, il valait mieux une vue directe, être en présence de la chose elle-même. Voilà ce qu’il en rapporte, qui est à la lettre, d’une simplicité admirable.

Au moment où de nombreux débats font rage parmi les tenants des différentes théories d’économie politique pour savoir quelles sont les causes, les formes et les effets de ce phénomène nouveau que l’on appelle le paupérisme, Tocqueville montre qu’il suffit de s’approcher pour que la complexité du phénomène s’étale et s’éclaircisse sous nos yeux :  ici est l’esclave, là le maître ; là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre ; là, les forces organisées d’une multitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner ; ici, la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des déserts ; ici, les effets, là les causes. Dans l’évident écart des lieux, tous les aspects de la nouvelle pauvreté se déploient et se rangent, le rapport politique du maître et de l’esclave, le rapport social du riche et du pauvre, le rapport économique du travail et du capital ; même les dimensions les plus abstraites du phénomène comme l’effet et la cause s’imposent d’elles-mêmes au regard. L’enquête paraît si réussie, les évidences qu’elle met en lumière sont si insolentes qu’on entendrait presque le voyage dire aux théoriciens : « tout est là, sous les yeux, mettez donc fin à vos débats à huis clos, la solution vous attend dehors ». À coup sûr les avis peuvent être partagés, les thèses opposées, les discussions semblent bien incapables d’analyser les différents aspects du paupérisme comme le fait la cité sur elle-même ; seul le partage, le morcellement, la segmentation de l’espace semble à même de trancher entre les différentes dimensions qui lui appartiennent.

Tocqueville remarque une différence parmi les habitations : il y a des demeures humaines et celles qu’il appelle les palais de l’industrie, celles qui accueillent des hommes et celles qui abritent des machines. Or, plus élevé et plus vaste, l’espace de l’industrie, la Fabrique, surplombe les demeures, domine la maison où les hommes trouvent repos. La cité industrielle invente littéralement une nouvelle forme de domination : le maître de la domus, de la maison, ne demeure plus sous le même toit que ses esclaves. Entre eux, il ne semble y avoir plus d’autre maison commune que la cité elle-même. Le maître a mis à la porte ses esclaves, tous sont maintenant citoyens. C’est ainsi que souvent fut décrit la naissance du prolétaire, esclave que le maître ne se charge plus de nourrir et de protéger, esclave qui doit non seulement subsister par lui-même mais doit aussi trouver seul à s’abriter. Or, si la cité accueille ou exclut selon les cas, c’est à la ville qu’elle laisse ce problème et comme le voyageur le repère, si les esclaves ne vivent plus dans la même demeure que les maîtres, ils subsistent encore auprès d’eux et cela n’est pas sans conséquences. Étrangement en effet, alors que les bâtiments industriels éploient leurs imposantes ailes sur la ville, les esclaves ne vivent plus à l’ombre du maître, sous la protection que donnait sa grandeur mais vivent désormais dans son ombre. De même qu’ils vivent encore dans le souffle de sa respiration tellement le sifflement des machines et la vapeur humide des fabriques pénètrent les rues et les maisons alentour. Les machines imposent leur gigantisme aux habitations des prolétaires : la surface qu’elles exigent, la hauteur où elles culminent et les voies qu’elles obstruent plongent les hommes dans la pénombre, l’humidité et l’entassement. Les médecins hygiénistes du siècle, eux aussi très engagés dans les débats sur le paupérisme, trouveront ici la cause majeure du phénomène et leur cible principale d’intervention : si jadis on était surtout pauvre d’être privé de nourriture, d’eau et d’abri, si les Églises et les États ajoutèrent qu’on était bien plus pauvre d’être privé de cœur et de bras, le XIXe siècle fera de l’air, de l’espace et de la lumière des nouveaux biens vitaux. La demeure et la fabrique ont beau être extérieures, en enveloppant les prolétaires dans le souffle de son esclave mécanique, le maître les soumet à un nouvel Oïkos, les expose à de nouveaux dangers : claustrophobie, étouffement, mélancolie, constitueront le nouveau régime des physiologies urbaines.

Pourtant ce n’est pas encore ainsi que la Fabrique trouve la forme la plus haute de domination. L’architecture monumentale des palais industriels peut bien plonger dans l’ombre des quartiers de la ville, elle ne peut le faire que successivement, heure par heure, saison après saison, suivant les courses et les cycles variables du soleil. Ce n’est pas par la taille herculéenne de ses machines que le Capital impose sa domination sur la ville – les cycles naturels du jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, du désir et de la peur, protègent encore les hommes – mais par cette épaisse et noire fumée qui couvre la cité.

Les rayons du soleil continuent bien sûr de percer ce ciel mat en répandant leur lumière dans les rues mais l’astre a perdu son éclat : maintenu hors de la cité, on peut maintenant le regarder de face sans être ébloui, il apparaît alors comme une pure figure géométrique, un disque dépouillé du halo lumineux qui manifestait la chaleur qu’il irradiait sur la terre. Recouverte par le Capital, la cité ne peut dès lors plus être radieuse mais soumise à son atmosphère. Atmosphère que Tocqueville évoque dans son tableau bien au-delà de la nocivité des substances qu’elle contient puisqu’il prend soin de noter la présence de cette fumée noire, de cette vapeur blanche avec lesquelles le Capital peint les couleurs de la ville : grisaille qui fait aussi bien l’anonymat des multitudes qui produisent que des individus qui meurent sans soutien ; gris des jours qui efface les temps de repos et de travail ; teintes sans éclats qui font que tant de villes industrielles se ressemblent bien qu’elles mélangent différemment les mêmes atmosphères.

Le Capital conquiert la ville en étalant dans le ciel les résidus produits par ses automates. La Machine devenue depuis la fin du XVIIIie siècle, la substance même de la richesse, la forme tangible du Capital, plus que ne pouvaient l’être l’Or et la Terre ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que son Maître veuille la faire protéger par le droit de la cité. Seulement les habitants de la ville vont payer le prix de cette décision. Débarrassé du soin de nourrir directement ses esclaves, le Maître alimente ses machines des bras, des yeux, des cerveaux et des doigts des habitants comme il le fait de l’eau, du bois, du feu et de l’air. Continuant de s’enrichir sur le dos de toutes les forces de la terre qu’il use jusqu’à l’épuisement, il rejette sur la ville et ses habitants, l’énergie qui lui est inutile, il leur rend le produit de leur travail sous une forme dont ils ne peuvent rien faire, l’inverse d’une plus-value en somme. Ce n’est plus la cité qui protège les citoyens et leurs biens, c’est le Capital qui plonge la cité, la ville et ses habitants dans le jour incomplet de son moteur.

Si pour faire pièce aux débats, le voyageur enseigne qu’il faut se reporter là où la chose a vu le jour, il ne sait pas forcément où commence, où finit sa quête. Dans quel espace au juste le paupérisme se laisse-t-il analyser, celui de la cité ou celui de la ville ? Ce que Tocqueville apprend comme d’autres à cette époque, c’est beaucoup plus que les inégalités qu’institue, dissimule ou reconduit la cité, ce sont les formes de ségrégation et d’agrégation que la ville opère sur elle-même, la matérialité d’une société qui n’a plus rien de civile.

De faire des textes de véritables tableaux est une manière de voir en lisant, de lire en regardant : plus loin que les mots qui sont trop proches, plus près qu’au-delà de l’horizon où les choses nous restent inaccessibles. Ni le Réel, ni la Lettre ne doivent avoir le dernier mot dans cette lecture. Cela n’autorise pas toute licence. Pourtant, n’ai-je pas largement dépassé la mesure de ce texte ? Ne lui ai-je pas surimposé un autre texte, le mien ? Sans doute quelque fois je déborde du cadre, je dispose près du texte initial d’autres textes mais sans chercher à le compléter ou l’élargir, cette confrontation silencieuse laisse toujours les textes extérieurs les uns des autres ; elle fait ressortir ce qui serait trop ténu pour des yeux étrangers, elle met du relief là où on passerait sans se rendre compte de rien, elle fait entendre ces signes qui ne parlent pas puisqu’ils n’arrêtent pas de montrer, elle ouvre et dessine des angles dans la profondeur autour de laquelle le texte se structure et qu’il ne dit pas, bref je compare des textes mais pour montrer à quel point celui que j’ai dans les mains est complètement dépareillé. C’est pourquoi la confirmation du texte de Tocqueville par d’autres sources a peu d’intérêt pour nous, seul importe d’authentifier le texte lui-même, de vérifier qu’il y a bien eu voyage et qu’un fragment comme celui-là en est issu. Or, c’est justement en cherchant à faire cela que nous avons découvert que le texte que nous venons de décrire, ce texte que nous avions extrait d’une belle étude sur le paupérisme, que nous gardions précieusement comme une pièce originale, n’est pas la seule version existante. Une autre vue de la Manchester du 5 juillet 1835 existe :

« Cependant levez la tête, et tout autour de ce lieu vous verrez s’élever les immenses palais de l’industrie. Vous entendrez le bruit des fourneaux, les sifflements de la vapeur…
Ici est l’esclave, là est le maître ; là les richesses de quelques-uns, ici la misère du plus grand nombre ; là les forces organisées d’une multitude produisent au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner. Ici la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des déserts.
Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse trois cent mille créatures humaines. Mille bruits s’élèvent incessamment au milieu de ce labyrinthe humide et obscur. Ce ne sont point les bruits ordinaires qui sortent des murs des grandes villes.[2]»

Cette version, légèrement différente et pourtant écrite du même point de vue, dresse un point d’interrogation sur notre texte initial : est-ce une mauvaise copie, un subtil montage ou une différence dans le recueil des textes qui composent ces deux éditions des œuvres complètes de Tocqueville ?


Notes

1. Alexis de Tocqueville, « Voyages en Angleterre et en Irlande », in Œuvres complètes, vol. V, p. 81, cité in Jean-Pierre Navailles, La famille ouvrière dans l’Angleterre victorienne, Le Creusot, Montceau-Les-Mines, Champ Vallon, coll. Milieux, 1983, p. 14-15. Retour au texte

2. Alexis de Tocqueville, Mélanges : fragments historiques et notes sur l’Ancien Régime, la Révolution et l’Empire ; voyages ; pensées ; entièrement inédits, in Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, 1865, t. VIII, p. 367-368. Retour au texte