Machines et marchandises

Nous parlons abondamment de marchandisation pour caractériser et critiquer les sociétés actuelles mais nous taisons le processus de machinisation qui en est la condition et le support. Nous vivons dans une économie globalement tournée vers la richesse, c’est-à-dire incorporant ses valeurs dans des objets matériels, et non vers ce qu’on pourrait appeler trop rapidement le service, économie dans laquelle la valeur produite, au contraire, n’est pas séparable des personnes qui la réalisent. Nous préférons la compagnie de machines capables d’effectuer une grande part du travail dont nous souhaitons nous épargner la peine (oubliant toutefois le travail qu’il a fallu pour que nous, utilisateurs, puissions en faire l’économie, comme avec une machine à laver par exemple) plutôt que de rentrer en contact régulier avec des personnes qui accomplissent un effort avec nous et pour nous et pour d’autres (à moins que nous puissions assimiler ces personnes à une machine ou de leur en faire utiliser une qui ne sera pas à leur service mais à laquelle elles devront de faire). Bref, il ne suffirait pas, comme on le dit peut-être trop vite, pour diminuer l’emprise du capitalisme dans nos vies, de seulement limiter l’introduction d’un nombre croissant de choses dans le système de consommation des marchandises, autrement dit, de privilégier le don aux dépens de l’échange.

Car la production, il faut le redire, est tout aussi importante. Si le travail peut être évalué en tant que marchandise, c’est en effet pour cette raison simple qu’il peut être réduit à une machine et du même coup devenir échangeable, commercialisable. Nous vendons notre force de travail. Mais de la même façon, une tomate ne devient marchandise qu’au terme d’une série d’opérations de culture, de sélection, de conditionnement, qui permettront à cette denrée produite localement de sortir du circuit des marchés voisins pour être achetée loin de tout rapport possible à son producteur – dans un échange aveugle. Et pourtant une denrée de ce type, aujourd’hui, n’est pas produite en priorité, industriellement parlant, pour ses qualités gustatives mais pour son aspect : un beau fruit rond et rouge qui induit chez le consommateur lointain un simulacre d’été permanent. La marchandisation s’opère alors, non seulement en fonction des techniques qui permettront à ce fruit de subir le transport (tout en restant consommable : ce qui le transformera en véhicule de propriétés mécaniques, éventuellement gustatives) mais également en raison des méthodes de sélection génétique qui assurent que cette variété remplira bien sa fonction iconique : produire et conserver l’image d’un appétissant fruit rouge, gorgé de soleil. Le commerce de ce fruit, de cet aliment artificiel, dépend donc aussi bien des conditions dans lesquelles il est produit que consommé. Car on sait l’importance actuelle de la publicité par l’image dans l’achat et la consommation d’un produit. Nous avalons quantité d’images en nous nourrissant. Au point que c’est moins notre ventre ou notre palais que nous satisfaisons en mangeant les fruits et légumes de nos supermarchés que nos yeux qui se repaissent de visions : paysages et scènes qui naissent dans le fond obscur de la bouche.

(Inutile de dire pourtant, devant cet enchevêtrement de fonctions, que le consommateur serait roi, ou que la consommation aurait fini par se subordonner la production, il suffit simplement de constater que la coordination de ces instances économiques que sont la production, la distribution (vol, échange, don) et la consommation ne suit pas le fil d’une séquence, ni même la boucle d’un circuit. L’écheveau des relations est plus complexe. Comme l’ont montré Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, la production est immédiatement consommation – puisqu’elle détruit pour produire, exploite les corps pour en extraire de la richesse –, de même qu’elle est directement distribution puisque la singularité même du capitalisme, selon Marx, tient dans le fait qu’une répartition capitale, non du produit mais de la valeur, s’accomplit à l’endroit et à l’instant même de l’acte de produire (sur le champ, dans le bureau, dans l’usine), distribution aveugle, foncièrement déséquilibrée, qui ne s’opère que dans les conditions d’une lutte permanente (d’une lutte qui éventuellement s’affirmera comme lutte des classes). La production consomme et distribue déjà par elle-même, instance directement connectée aux autres. Et on peut encore aller plus loin et montrer que la distribution fonctionne également sur ce mode : de nombreuses sociétés indiennes du Nord-Ouest américain pratiquent ce que l’on appelle des Potlatch, c’est-à-dire des distributions ostentatoires de richesses qui non seulement consument une grande part des biens accumulés mais produisent et accroissent également les différences de prestige à partir desquelles ces sociétés se structurent. Cette façon de distribuer les biens est elle aussi, et de manière inséparable, une façon de les consommer – dépense qui n’est ni un don ni un investissement – et d’en produire de nouveaux sous une autre forme : transformation d’objets en prestige et obligations. Enfin, que ce soit dans les viandes que nous consommons ou dans d’autres aliments, nous incorporons directement les normes de production et de commercialisation des produits (des antibiotiques pour les bovins aux calibrages des fruits). Une marchandise n’est pas seulement, et tout simplement, un objet qui s’échange, et se déprécie alors pour chacun au profit d’un autre, qui lui, du même coup, s’apprécie. Elle est produite, distribuée, consommée selon une élaboration permanente. Une formidable technicité qui fait d’une simple tomate une performante machine de vision.

Ce n’est pas seulement le rapport immédiat entre les personnes (échange, don, vol) qui constitue un produit en marchandise mais le modèle technique selon lequel il est réalisé. Il est vrai qu’un certain type de rapport social, des individus passionnés par un même produit, se voit dévalorisé par le capitalisme (les relations interpersonnelles, en premier lieu, d’où les valorisations récentes, mais pas véritablement neuves, du face-à-face avec le producteur, des circuits courts, des productions locales ou nationales, de la traçabilité, etc.). Le consommateur semble, au sujet du bien qu’il désire, ne plus avoir à faire ou à dire quoique ce soit avec son producteur : le rapport entre les hommes peut prendre alors un aspect exclusivement économique. Mais il n’en reste pas moins que la tomate ainsi produite, hors de tout face-à-face possible avec son consommateur, lui parvient, en tant que fruit, comme une véritable et pourtant inapparente machine. C’est l’objectivation d’un certain nombre d’actes dans une chose, opération menée par la technologie, qui induit le passage de tout un ensemble de qualités, d’effets ou de gestes, parfois eux-mêmes inclus dans un autre type d’économie, dans le giron de l’économie capitaliste. C’est la machine, le produit technologique, qui constitue (encore) la matrice de toutes les marchandises.

Il faudrait donc préciser quels types de machines le capitalisme suscite et accueille, car la machine à vapeur n’y sera plus un simple outil de production mais, d’une certaine manière, la substance même de ce que nous consommons. Qu’est-ce qui a commencé à polluer l’air au début de l’industrialisation ? Des fumées, des poussières, des vapeurs, noires et blanches.