Guerre des mémoires II

Isoler la trace d’un événement dans la mémoire des hommes au lieu de fouiller le registre tangible et palpable dans lequel il s’est (ou on l’a) inscrit (de la paroi effritée d’une pierre tombale gisant au milieu des ruines aux fiches jaunies où sont inscrites les bribes d’une écriture tordue et anonyme) est une façon pour l’historien de sentir à la fois la présence et la nouveauté d’un événement. Extraire et tenir à pleines mains la chair encore vivante et fraîche où le hasard s’est fiché. Un souvenir. Car c’est dans la vie même du témoin que l’on cherche bien souvent l’attestation d’un événement dont on nous a parlé, en lui donnant pour coordonnées premières la présence de son corps sensible et parlant. La mise au jour progressive des parentés entre Histoire et Psychanalyse, essentiellement visibles dans le déchiffrement des symptômes et la lecture des traces, s’enracine paradoxalement dans le principe suivant : il n’y a de vérité possible de l’histoire chez le vivant qu’au niveau de ces blessures que constituent les événements. Autrement dit, s’il y a une vie de l’histoire, une vie dans l’histoire, elle ne peut être à sa racine que de souffrance. Excès ou défaut fondamental de ce qui nous arrive. Désajustement irrémédiable entre la trame des événements et le cours de nos vies. L’histoire est imprévisible et même les événements les plus joyeux dépassent douloureusement toutes nos attentes.

Ce qui fait mal dans ce qui a été vécu, c’est moins qu’il l’ait été qu’il se répète. Aussi cette histoire, cette historiographie, vise moins l’ancienneté, l’antériorité ou la caducité du passé que sa persévérance, son insistance. Les rides, les cicatrices, les marques, qu’elle relève, si profondes qu’elles soient, sont bien entendu le signe de ce qui a été vécu mais sont surtout la pointe aiguë de ce qui se vit toujours et encore au présent. Si cette histoire est tant à l’écoute des plaintes (lamentations et accusations), c’est que celles-ci sont les preuves de l’appartenance des événements au présent. 

Ce que l’historien, interrogeant, questionnant, relançant, se taisant, fait remonter des mémoires individuelles, des souvenirs dispersés, et tente faire passer dans une mémoire plus large (acceptant les digressions; les à-côtés), plus ouverte (acceptant hésitations, revirements et reniements) plus sûre (dans sa durée), c’est moins le souvenir d’un événement que l’événement lui-même, dans sa singularité impersonnelle, mais tel qu’il dure dans la vie de celui qui est écouté. C’est ce qui fait tout l’enjeu et le drame du recueil des témoignages car, l’événement se confondant avec la mémoire, sa durée se coulant dans la nôtre, dès il s’agit de les séparer, c’est à vif que se présente la blessure de l’histoire. Témoigner consiste à accepter d’être encore une fois (mais toujours comme la première) traversé(e) par la flèche de l’histoire.

L’on sait combien, depuis le XIXe siècle, la pratique de l’histoire, et jusque dans le choix de ses documents d’étude et de preuve, a été fascinée par l’opposition du vif et du mort (le poids mort du passé, la source vivante de l’origine…). La présence, la nouveauté d’un événement, cette répétition vécue à même la vie d’un inconnu est une manière pour l’historien de poursuivre la vie en contournant tout ce qui évoquerait la mort : les documents poussiéreux qui forcent celui qui se met en tête de raconter l’Histoire de faire parler les Morts. L’histoire qui s’appuie sur la mémoire en train de s’élaborer, se faire et se défaire, interroge peut-être des anciens mais c’est fondamentalement une histoire des vivants, ou des survivants, une histoire du sursis devant la mort. L’Histoire ne se lit pas au passé dans une trace écrite sur un corps inerte, elle se trouve dans la chair souffrante d’un être vivant, dans la vie brisée d’une existence dans laquelle l’histoire ne se vit pas au passé mais sous la forme aveugle d’un destin, d’un accident, d’une voie prise dans l’existence, une rupture malaisément discernable et pourtant clairement décisive.

L’histoire retrouve la fraîcheur de l’événement dans l’existence ordinaire d’une vie brisée. Une vie rythmée par une histoire aux durées complexes qu’elle n’embrasse pas. Il existe une écriture de l’histoire qui va chercher la mémoire de la dernière fois, le moment dramatique d’une Histoire qui se meurt, qui se perd. Mais comme les drames, malgré les vertus que l’on prête à l’histoire, reviennent toujours, l’historien demande à ses témoins une mémoire particulière de la dernière fois. Elle ne marque plus l’achèvement d’un destin, d’une époque, d’une action, mais fait part à la plus récente des occurrences du drame immémorial : histoires de génocides, de tueries, de massacres. Cette écriture, plus elle se rend compte que la mémoire ne se dit plus au passé mais mord le présent, plus se trouble pour elle la différence entre événement et mémoire. Non seulement la mémoire d’un événement se forme au moment même où celui-ci se déroule (la mémoire peut ne pas être une trace mais notre manière d’entrer, de vivre, dans l’événement, de le vivre sur un rythme décalé : « Dis-moi où étais-tu quand ? »), mais l’histoire elle-même s’alimente d’événements que sont les combats de mémoires conflictuelles et divergentes. L’Histoire n’est que la face rationnelle de l’événement, non sa forme véritable, qui n’existe qu’étoilée entre ces différentes mémoires, ces différentes durées.

L’historien qui sollicite le témoignage d’autrui ne cherche pas d’abord (ou il se trompe sur son compte) à collecter des faits ou des données. Il provoque de nouvelles péripéties dans la durée complexe des mémoires. Car au moment où se recueille la parole fuyante, l’événement que l’on cherche à extraire se confond dans son unicité avec celui de la prise de parole. L’événement s’étend hors du cercle de ceux à qui il pouvait être communiqué. Une mémoire se répète dans de nouvelles conditions et fait événement : histoire. La mémoire n’est donc pas séparable de la parole qui la livre et si, bien entendu, celle-ci ne crée pas de toutes pièces ce qu’elle énonce, le passage du monologue au dialogue, de la répétition vécue à la remémoration orale, délivre quelque chose qui jusque là ne pouvait s’entendre. Quelque chose est fait qui laisse pourtant autant d’incertitudes chez l’historien que de ravages chez le témoin. Acte parfait qui pourtant demeure inaccompli. Nouveau séisme qui ruine la mémoire.

Le fait d’être dit (et donc bien sûr la facture du discours) est donc un événement à lui seul, un événement dans lequel l’histoire de l’historien se fait mais aussi l’Histoire par le bouleversement des mémoires. Qu’une mémoire passe un seuil, déplace ses joies, ses souffrances, se transmet d’un groupe à l’autre, d’âge, de genre ou de classe, et de l’Histoire s’opère, se trame.

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Dès que l’historien plonge dans les profondeurs souterraines du temps vécu, qu’il s’enfonce dans le bruyant murmure qui entoure les monuments, le voilà qui tend l’oreille autour de lui avec l’espoir de recueillir quelques bribes d’événements. C’est autour de Babel que des voix se pressent, des voix qu’on ne comprend que mal et qui font entendre ici des choses incroyables et là d’infimes détails. Auprès de ces témoins anonymes qui crient ou chuchotent, devant qui l’historien s’arrête quelques instants pour entendre leur histoire, sans même le dire, il s’engage, promet, jure qu’ils seront les seuls à avoir vécu ce que, plus tard, lui racontera sur eux et sur d’autres. Car en définitive deux témoignages, aussi convergents, aussi concluants qu’ils soient, resteront toujours distincts l’un de l’autre. La généralité historique de l’événement n’effacera pas l’individualité des mémoires dans lesquelles il est saisi. Elle la souligne, au contraire, et l’accuse d’une foule de détails. Ce qui fait la valeur de la parole qu’on recueille et accueille dans l’histoire est ce qui la promet à l’oubli.