Rarahu. Profils d’une femme sauvage

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Extraits du Mariage de Loti, Pierre Loti, 1882

Le-profil-de-Rarahu-dessin-de-Pierre-Loti-collection-particulièreRarahu naquit au mois de janvier 1858, dans l’île de Bora-Bora, située par 16° de latitude australe, et 154° de longitude ouest.

Au moment où commence cette histoire, elle venait d’accomplir sa quatorzième année.

C’était une très singulière fille, dont le charme pénétrant et sauvage s’exerçait en dehors de toutes les règles conventionnelles de beauté qu’ont admises les peuples d’Europe.

(…)

Tamatoa, fils aîné de la reine Pomaré, mari de la reine Moé de l’île de Raîatéa, — père de la délicieuse petite malade, Pomaré V, — était un homme que l’on gardait enfermé depuis quelques années entre quatre solides murailles, et qui était encore l’effroi légendaire du pays.

Dans son état normal, Tamatoa, disait-on, n’était pas plus méchant qu’un autre, — mais il buvait, — et, quand il avait bu, il voyait rouge, il lui fallait du sang.

C’était un homme de trente ans, d’une taille prodigieuse et d’une force herculéenne ; plusieurs hommes ensemble étaient incapables de lui tenir tête quand il était déchaîné ; il égorgeait sans motif, et les atrocités commises par lui dépassaient toute imagination.

Pomaré adorait pourtant ce fils colossal. — Le bruit courait même dans le palais que depuis quelques temps elle lui ouvrait la porte, et qu’on l’avait vu la nuit rôder dans les jardins. — Sa présence causait parmi les filles de la cour la même terreur que celle d’une bête fauve, dont on saurait, la nuit, la cage mal fermée.

…Dans les jardins et dans les palais, tout le monde était endormi quand j’entrai dans la salle de refuge.

Je n’y trouvai qu’un seul personnage assis, accoudé sur une table où brûlait une lampe d’huile de cocotier… C’était un inconnu, d’une taille et d’une envergure plus qu’humaines ; une seule de ses mains eût broyé un homme comme du verre. — Il avait d’épaisses mâchoires carrées de cannibale ; sa tête énorme était dure et sauvage, ses yeux à demi fermées avaient une expression de tristesse égarée…

(Loti passe la nuit auprès de cet homme, se réveille vivant et démontre ainsi à la reine que Tamatoa peut être relâché – dans les limites, seulement, du palais)

Cela dura jusqu’au moment où, s’étant évadé, il assassina une femme et deux enfants dans le jardin du missionnaire protestant, et commit dans une même journée une série d’horreurs sanguinaires qui ne pourraient s’écrire, même en latin…

(…)

Les pensées qui contractent le visage étrange de la reine restent un mystère pour tous, et le secret de ses éternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ou abrutissement ? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien à rien ? Regrette-t-elle son indépendance et la sauvagerie qui s’en va, et son peuple qui dégénère et lui échappe ?…

Cette reine déchue, avec ses grands cheveux en crinière et son fier silence, conserve encore une certaine grandeur…

(…)

Rarahu était seule au monde, bien seule.

—Loti, disait-elle, si bas que sa petite voix douce était comme un souffle à l’oreille, Loti, veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete ?

Je n’ai plus que toi au monde et tu ne peux pas m’abandonner… Tu sais même qu’il y a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien dans cette existence, qu’ils se sont faits Tahitiens pour ne plus partir…

(…)

A ce souper sardanapalesque, Rarahu était déjà méconnaissable ; elle portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grand air ; elle faisait les honneurs de chez elle avec aisance et grâce, – s’embrouillant un peu par instants, et rougissant après, mais toujours charmante.

C’est ainsi que joyeusement elle franchit le pas fatal. Pauvre petite plante sauvage, poussée dans les bois, elle venait de tomber comme bien d’autres dans l’atmosphère malsaine et factice où elle allait languir et se faner.

(…)

… Rarahu chantait beaucoup toujours.

De son enfance passée dans les bois, elle avait conservé le sentiment d’une poésie contemplative et rêveuse ; elle traduisait ses conceptions originales par des chants ; elle composait les himéné dont le sens vague et sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels on chercherait à les traduire. – Mais je trouvais à ces chants bizarres un singulier charme de tristesse, – surtout quand ils s’élevaient doucement dans le grand silence des midis d’Océanie…

(…)

On voyage dans cet heureux pays comme on eût voyagé aux temps de l’âge d’or, si les voyages eussent été inventés à cette époque reculée…

Il n’est besoin d’emporter avec soi ni armes, ni provisions, ni argent ; l’hospitalité vous est offerte partout, cordiale et gratuite, et dans toute l’île il n’existe d’autres animaux dangereux que quelques colons européens ; encore sont-ils fort rares, et à peu près localisés dans la ville de Papeete…

(…)

Dès l’aube, le lendemain, nous nous remîmes en route…

Le pays autour de nous devenait plus grandiose et plus sauvage. — Nous suivions sur le flanc de la montagne un sentier unique, des îlots bas, couverts d’une végétation invraisemblable ; des pandanus à la physionomie antédiluvienne ; des bois qu’on eût dit échappés de la période éteinte du Lias. — Un ciel lourd et plombé comme celui des âges détruits ; un soleil à demi voilé, promenant sur le Grand Océan morne de pâles traînées d’argent…

De loin en loin nous rencontrions les villages cachés sous les palmiers, les huttes ovales aux toits de chaume, et les graves Tahitiens, accroupis, occupés à suivre dans un demi-sommeil leurs rêveries éternelles ; des vieillards tatoués, au regard de sphinx, à l’immobilité de statue ; je ne sais quoi d’étrange et de sauvage qui jetait l’imagination dans des régions inconnues…

Destinée mystérieuse que celle de ces peuplades polynésiennes qui semblent les restes oubliés des races primitives ; qui vivent là-bas d’immobilité et de contemplation, qui s’éteignent tout doucement au contact des races civilisées, et qu’un siècle prochain trouvera probablement disparues.

(…)

J’avais fait le voyage en costume tahitien, pieds et jambes nus, vêtu simplement de la chemise blanche et du paréo national. Rien n’empêchait qu’à certains moments je me prisse pour un indigène, et je me surprenais à souhaiter parfois en être réellement un

(…)

— Loti, comment va Rarahu ?

Dans la rue, on la remarquait quand elle passait ; les nouveaux venus de la colonie s’informaient de son nom ; à première vue même, on était captivé par ce regard si expressif ; par ce fin profil et ces admirables cheveux.

Elle était plus femme aussi, sa taille parfaite était plus formée et plus arrondie. — Mais ses yeux se cernaient par instants d’un cercle bleuâtre, et une toute petite toux sèche, comme celle des enfants de la reine, soulevait de temps en temps se poitrine.

Au moral, une grande et rapide transformation s’accomplissait en elle, et j’avais peine à suivre l’évolution de son intelligence. — Elle était assez civilisée déjà pour aimer quand je l’appelais « petite sauvage », — pour comprendre que cela me charmait, et qu’elle ne gagnerait rien à copier la manière des femmes blanches.

(…)

Dans l’île de Tahiti, la vie est localisée au bord de la mer, les villages sont tous disséminés le long des plages, et le centre est désert.

Les zones intérieures sont inhabitées et couvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages, coupées par des remparts d’inaccessibles montagnes où règne un éternel silence.

(…)

Rarahu n’était jamais allée si loin ; elle éprouvait une terreur vague en s’enfonçant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines, c’est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couper des bois précieux.

(…)

— Loti, demanda Rarahu après un long silence, quelles sont tes pensées ? (E Loti, e aho ta oé manao iti?)

— Beaucoup de choses, répondis-je, que toi tu ne peux pas comprendre. Je pense, ô ma petite amie, que sur ces mers lointaines sont disséminés des archipels perdus ; que ces archipels sont habités par une race mystérieuse bientôt destinée à disparaître ; que tu es une enfant de cette race primitive  — que tout en haut d’une de ces îles, loin des créatures humaines, dans une complète solitude, moi, enfant du vieux monde, né sur l’autre face de la terre, je suis là auprès de toi, et que je t’aime.

(…)

Je l’aimais bien, la pauvre petite ; les Tahitiens disaient d’elle : « C’est la petite femme de Loti. » C’était bien ma petite femme en effet ; par le cœur, par les sens, je l’aimais bien. Et, entre nous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières, à jamais fermées ; elle était une petite sauvage ; entre nous qui étions une même chair, restait la différence radicale des races, la divergence des notions premières de toutes choses ; si mes idées et mes conceptions étaient souvent impénétrables pour elle, les siennes aussi l’étaient pour moi ; mon enfance, ma patrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait toujours pour elle l’incompréhensible et l’inconnu. Je me souvenais de cette phrase qu’elle m’avait dite un jour : « J’ai peur que ce ne soit pas le même Dieu qui nous ait créés. » En effet, nous étions enfants de deux natures bien séparées et bien différentes, et l’union de nos âmes ne pouvait être que passagère, incomplète et tourmentée.

Pauvre petite Rarahu, bientôt, quand nous serons si loin de l’autre, tu vas redevenir et rester une petite fille maorie, ignorante et sauvage, tu mourras dans l’île lointaine, seule et oubliée, — et Loti peut-être ne le saura même pas…

(…)

J’attendais une scène, des reproches et des larmes. Au lieu de tout cela, elle sourit en détournant la tête, avec un imperceptible mouvement d’épaules, une expression inattendue de désenchantement, d’amère tristesse et d’ironie.

Ce sourire et ce mouvement en disaient autant qu’un bien long discours ; ils disaient d’une manière concise et frappante à peu près ceci :

Je le savais bien, va, que je n’étais qu’une petite créature inférieure, jouet de hasard que tu t’es donné. Pour vous autres, hommes blancs, c’est tout ce que nous pouvons être. Mais que gagnerais-je à me fâcher ? Je suis seule au monde ; à toi ou à un autre, qu’importe ? J’étais ta maîtresse ; ici était notre demeure : je sais que tu me désires encore. Mon Dieu, je reste et me voilà !…

La petite fille naïve avait fait de terribles progrès dans la science des choses de la vie ; l’enfant sauvage était devenue plus forte que son maître et le dominait.

(…)

Dans ce pays où la misère est inconnue et le travail inutile, où chacun à sa place au soleil et à l’ombre, sa place dans l’eau et sa nourriture dans les bois, — les enfants croissent comme des plantes, libres et sans culture, là où le caprice de leurs parents les a placés. La famille n’a pas cette cohésion que lui donne en Europe, à défaut d’autre cause, le besoin de lutter pour vivre.

(…)

Dans le demi-jour verdâtre qui filtrait de la mer, à travers la lentille épaisse de mon sabord, se dessinaient les objets singuliers épars dans ma chambre, — les coiffures de chefs océaniens, les images embryonnaires du dieu des Maoris, les idoles grimaçantes, les branches de palmier, les branches de corail, les branches quelconques arrachées, à la dernière heure, aux arbres de notre jardin, des couronnes flétries et encore embaumées, de Rarahu et d’Ariitéa, — et le dernier bouquet de pervenches roses, coupé à la porte de notre demeure.

(…)

Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauché par la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant ou l’éternité, moi aussi, j’aimerais revivre à Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celui de Rarahu ; je trouverais une joie étrange dans l’existence de ce lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l’existence d’un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une même créature…

Je ne croyais pas tant l’aimer, la pauvre petite. Je lui suis attaché d’une manière irrésistible et pour toujours ; c’est maintenant surtout que j’en ai conscience. Mon Dieu, que j’aimais ce pays d’Océanie !

(…)

Rarahu avait changé ; dans l’obscurité, je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortait souvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figure plus pâle et plus accentuée ; elle avait près de seize ans ; elle était toujours adorablement jeune et enfant ; seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu’en Europe on est convenu d’appeler distinction, elle avait dans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême. Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre de ceux qui vont mourir…

(L’île de Moorea. Quatre heures de traversée depuis Papeete)

Ce site où nous étions avait quelque chose de magnifique et de terrible ; rien dans les pays d’Europe ne peut faire concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ; ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d’autres imaginations que les nôtres.

Derrière nous, les grands pics s’élançaient dans le ciel clair et profond. Dans toute l’étendue de cette baie, déployée en cercle immense, les cocotiers s’agitaient sur leurs grandes tiges ; la puissante lumière tropicale étincelait partout. — Le vent du large soufflait avec violence, les feuilles mortes voltigeaient en tourbillons ; la mer et le corail faisaient grand bruit…

J’examinai ces gens qui m’entouraient ; ils me semblaient différents de ceux de Tahiti ; leurs figures graves avaient une expression plus sauvage.

L’esprit s’endort avec l’habitude des voyages ; on se fait à tout, — aux sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extraordinaires. À certaines heures pourtant, quand l’esprit s’éveille et se retrouve lui-même, on est frappé tout à coup de l’étrangeté de ce qui vous entoure.

Je regardais ces indigènes comme des inconnus, — pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions ; bien que je fusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étais isolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plus déserte.

Je sentais lourdement l’effroyable distance qui me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien, l’immensité de la mer, et ma profonde solitude…

(…)

Où trouver en français des mots qui traduisent quelque chose de cette nuit polynésienne, de ces bruits désolés de la nature, — de ces grands bois sonores, de cette solitude dans l’immensité de cet océan, — de ces forêts remplies de sifflements et de rumeurs étranges, peuplées de fantômes ; — les Toupapahous de la légende océanienne, courant dans les bois avec des cris lamentables, — des visages bleus, — des dents aiguës et de grandes chevelures…

(…)

Il ne nous est pas possible, à nous qui sommes nés sur l’autre face du monde, de juger ou seulement de comprendre ces natures incomplètes, si différentes des nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l’on trouve pourtant, à certaines heures, tant de charme d’amour, et d’exquise sensibilité.

(…)

Le matin où je revins à Brightbury frapper à la porte de ma maison, j’encombrais la rue de bagages, de colis et de caisses énormes.

Tout ce déballage est une des distractions du retour. Les armes sauvages, les dieux maoris, les coiffures des chefs polynésiens, les coquilles et les madrépores, faisaient bizarre figure, en revoyant la lumière dans ma vieille maison, sous le ciel britannique. J’éprouvai surtout une émotion vive, en déballant les plantes séchées, les couronnes fanées, qui avaient conservé leur odeur exotique, et embaumaient ma chambre d’un parfum d’Océanie.

Pierre Loti, Le mariage de Loti, Pierre Loti,1882

Paysages post-exotiques

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Pripiat, près de Tchernobyl, ville touristique• Deux mois plutôt : une éternité. La chute annoncée de l’Orbise avait eu lieu, immédiatement suivie de l’exode et d’une totale absence d’avenir. Les centres urbains ruisselaient du sang des représailles. Les barbares avaient repris le pouvoir, comme partout ailleurs sur la planète. Vassilissa Marachvili avait pendant quelques jours erré avec un groupe de partisans, puis la résistance s’était dispersée, puis elle s’était éteinte. Alors, avec deux camarades de désastre – Kronauer et Iliouchenko –, elle avait réussi à éviter les barrages mais en place par les vainqueurs et elle était entrée dans les territoires vides. Une clôture ridicule en interdisait l’accès. Elle l’avait franchie sans frémir. Elle ne retournerait plus jamais de l’autre côté. C’était une aventure sans retour, et, tous les trois, ils le savaient. Ils s’étaient engagés là-dedans en toute lucidité, conscients qu’ainsi ils accompagnaient le désespoir de l’Orbise, qu’ils s’enfonçaient avec elle dans le cauchemar final. Le chemin serait pénible, cela aussi, ils le savaient. Ils ne rencontreraient personne et ils devraient compter sur leurs propres forces, sur ce qui subsisterait de leurs propres forces avant les premières brûlures. Les territoires vides n’hébergeaient ni fuyards ni ennemis, le taux de radiation y était effrayant, il ne diminuait pas depuis des décennies et il promettait à tout intrus la mort nucléaire et rien d’autre. Après avoir rampé sous les barbelés de la deuxième clôture, ils avaient commencé à s’éloigner vers le sud-est. Forêts sans animaux, steppes, villes désertes, routes à l’abandon, voies de chemin de fer envahies par les herbes, ce qu’ils traversaient ne suscitait pas l’angoisse. L’univers vibrait de façon indécelable et il était tranquille. Même les centrales atomiques, dont pourtant les crises de folie avaient rendu le sous-continent inhabitable, même ces réacteurs accidentés, parfois noircis, toujours silencieux, avaient l’air inoffensif, et souvent, par défi, c’étaient les endroits qu’ils choisissaient pour bivouaquer.

• La forêt, pensait Kronauer. D’accord pour une brève balade, à condition de rester en lisière. Mais une fois qu’on s’est enfoncé à l’intérieur il n’y a plus ni nord-est ni sud-ouest. Les directions existent plus, on doit faire avec un monde de loups, d’ours et de champignons, et on peut plus en sortir, même quand on marche sans dévier pendant des semaines de kilomètres. Déjà il se représentait les premières rangées d’arbres, puis très vite il vit les épaisseurs ténébreuses, les sapins morts, tombés de leur belle mort depuis trente ou quarante ans, noirs de mousses mais renâclant toujours à pourrir. Ses parents s’étaient évadés des camps et ils s’étaient perdus là-dedans, dans la taïga, et ils y avaient disparu. Il ne pouvait évoquer la forêt sans y associer le tableau tragique de cet homme et de cette femme qu’il n’avait jamais connus. Depuis qu’il était en âge de penser à eux, ils les imaginait sous la forme d’un coupe d’errants, à jamais ni vivants ni morts – perdus. La taïga, ça ne peut pas être un refuge, une alternative à la mort ou aux camps. C’est des immensités où l’humain a rien à faire. Il y a que de l’ombre et des mauvaises rencontres. À moins d’être une bête, on peut pas vivre là-dedans.

Antoine Volodine, Terminus radieux, 2014

Lorsque le système des camps se fut universalisé, l’aspiration à fuir cessa de nous obséder. L’extérieur était devenu un espace improbable, même les blattes les plus instables avaient cessé d’en rêver; les tentatives d’évasion s’effectuaient à contrecœur, dans les minutes d’égarement, elles ne menaient jamais nulle part. Les années ensuite s’égrenèrent, sans doute un peu différentes l’une de l’autre, mais je ne me rappelle pas en quoi, précisément. Les barbelés rouillaient, les barrières désormais restaient ouvertes, les miradors tombaient en ruine. Les transferts se déroulaient sans escorte. Pour les amateurs de nouveauté, seule la mort pouvait désormais ouvrir de véritables perspectives. On commença alors à se sentir mieux dans sa peau, et même ailleurs.

Antoine Volodine, Dondong, 2002

Pascal Quignard que j’appelle Montaigne

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Au moins ceux qui me lisent sont-ils assurés que jamais ils ne seront entraînés dans une aventure collective… Ils savent au contraire qu’ils quitteront la voie, qu’ils erreront dans les broussailles, qu’ils marcheront dans le saltus, là même où il n’y a plus de trace du moindre sentier, là où il faut d’abord se glisser en s’écorchant sous les fils de fers barbelés, tête en avant, tête basse, là où on se dévêt de tout, où on rejoint le non cultivé, le sauvage, l’étape d’avant, crue, silencieuse, nue, naissance. Là où la lecture (c’est-à-dire la contemplation) devient le plus imprévisible.

Pascal Quignard, Lettre à Dominique Rabaté, Revue Europe, 2010

La liberté

Dans le verbe grec eleusomai (aller où on veut) revivent les bêtes sauvages, en opposition aux animaux domestiques entourés de barrières, de murets, de fils de fer barbelés, de frontières.

C’est ainsi que l’étymologie du grec eleutheros (to elthein opou erâ) rejoint celle du mot français sauvage.

Le français sauvage se décompose en latin soli-vagus, qui erre en solitaire.

Qu’est-ce que la liberté ? Ce qui sonne le rappel à la sauvagerie source. Car les petits enfants étaient comme des chats. Sauvagerie dont la domestication laisse la nostalgie à tout enfant que l’obéissance involontaire au sein de la famille et que la servitude volontaire de l’éducation ont repoussé d’abord dans l’admiration, ensuite dans le dressage puéril, enfin dans la honte de l’esclavage. Telle est en latin la feritas, l’état de bête sauvage, qui a donné en français le mot fierté de la même façon que le soli-vagari des félins, des sangliers, des cerfs a donné en français le mot sauvagerie.

La liberté humaine rejoint cette déprise déjà animale des solitaires à l’égard des hordes ou des bandes.

Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009