L’expérience Hendrix

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The_Jimi_Hendrix_Experience.jpg_largeUn texte à la croisée des différentes expériences dont on essaie de faire entendre le langage : les aventures de Psyché et les formes positives et actuelles de sauvagerie.

… il était au faîte de son art, dans sa fleur, comme disent les poètes, et incarnait aux yeux des Anglais une façon tout autre d’être-à-la-musique.

Ce Noir, qui avait le cœur déchiqueté, leur apporta une musique d’une violence et d’une douceur incomparables, une musique plus farouche et plus douloureuse que toutes celles qu’ils avaient entendues jusqu’ici, une musique bien plus sophistiquée, plus retorse, plus indolente, et en même temps plus sauvage.

Une musique qui donna soudaine réalité au fantasme tenace que nourrissaient les Blancs d’Europe à propos des Noirs, à savoir qu’ils étaient des êtres au corps insoumis, animés de pulsions sexuelles que n’avaient pas contraintes les lois sociales, soustraits de la sorte aux freins de la morale, doués d’un génie rythmique exceptionnel, vous leur mettiez un tambourin entre les mains et hop c’était la rumba ! en un mot des primitifs pourvus d’un membre d’âne et d’une bouche assortie. Et cette primitivité supposée du nègre Hendrix, scandaleusement simplificatrice et grosse de dérives, séduisit infiniment les rockers anglais de l’époque, soucieux de se défaire de leur légendaire réserve british un-balai-dans-le-cul, et louchant du côté nègre afin de se salir un peu, de s’ensauvager un peu, de se noircir l’âme à défaut d’autre chose, et d’apparaître aux foules comme de très très dangereux individus !

L’Angleterre attendait son sauvage.

Hendrix vint l’incarner.

Hendrix qui apportait une façon tout autre d’être-à-la-musique, une façon plus féroce et charnelle (j’aurais dit plus viscérale si ce mot ne sentait pas les tripes), Hendrix donna vie comme aucun autre au corps contrôlé, au corps contrit, châtré, mutique des musiciens d’Europe, et fit exister comme aucun autre un corps sensuel, dépensier, exubérant, un corps enfin délivré de la tartufferie puritaine et qui s’abandonnait outrageusement à la volupté,

un corps dont la musique était le foutre et l’arbre nerveux, autrement dit l’âme,

un corps que la musique parcourait de part en part tel un sang vif et palpitant, ça se voyait,

un corps que la guitare faisait littéralement bander,

un corps qui bandait à la barbe d’une vieille société toute corsetée et rongée de frustrations,

un corps qui jouissait, ce fut là, sans aucun doute, le choc, un corps qui jouissait, qui prenait le droit exorbitant de jouir, et laissait surgir hors des entraves un mouvement sauvage d’exultation comme on ne le pensait pas convenable.

Lydie Salvayre, Hymne, 2011

Steppenwolf

Mis en avant

Steppenwolfposter

Voici quelques années, cet homme qui approchait de la cinquantaine se présenta un jour chez ma tante et lui demanda si elle avait une chambre meublée. Il loua la mansarde située au dernier étage, sous les toits, ainsi que la petite chambre à coucher attenante. Peu de temps après, il revint chargé de deux valises ainsi que d’une grande caisse de livres et séjourna neuf ou dix mois chez nous. Il menait une existence discrète et solitaire, et si le voisinage de nos chambres n’avait occasionné nombre de rencontres fortuites dans les escaliers ou dans le corridor, nous n’aurions sans doute jamais fait connaissance. En effet, cet homme n’était point sociable ; il avait même atteint un degré d’insociabilité que je n’avais jusque-là observé chez personne. Comme il le disait parfois, c’était vraiment un loup des steppes ; un étranger, un être sauvage, mais aussi farouche, très farouche, venu d’un monde différent du mien.

(…)

Je sens brûler en moi un désir sauvage d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ; une rage contre cette existence en demi-teinte, plate, uniforme et stérile ; une envie furieuse de détruire quelque chose, un grand magasin, par exemple, une cathédrale, ou moi-même ; une envie de commettre des actes absurdes et téméraires, d’arracher leur perruque à quelques idoles vénérées, de munir deux ou trois écoliers rebelles du billet tellement désiré qui leur permettrait de partir pour Hambourg, de séduire une petite jeune fille ou de tordre le cou à quelques représentants de l’ordre bourgeois. Car rien ne m’inspire un sentiment plus vif de haine, d’horreur et d’exécration que ce contentement, cette bonne santé, ce bien-être, cet optimisme irréprochable du bourgeois, cette volonté de faire prospérer généreusement le médiocre, le normal, le passable.

(…)

Au fond de son cœur, il était en effet persuadé (ou croyait l’être) que en vérité, il n’était nullement un homme, mais un loup venu de la steppe. Certaines personnes éclairées auraient pu discuter de la question et chercher à déterminer s’il était effectivement un animal. Peut-être avait-il un jour, avant sa naissance même, été ensorcelé et transformé de loup en homme ; peut-être la certitude d’incarner en vérité un loup constituait-elle un simple produit de son imagination, de sa folie. Il était possible, par exemple, que cet homme ait été un enfant sauvage, indocile et désordonné ; que les personnes chargées de son éducation aient cherché à détruire en lui l’animal indompté, faisant alors naître dans son esprit la conviction qu’il était vraiment cette bête dissimulée derrière un mince vernis de discipline et d’humanité.

(…)

Tout à coup, une pancarte lumineuse m’aveugla :

Dressage miraculeux du Loup des steppes

Cette inscription éveilla en moi toutes sortes de sentiments, toutes sortes de craintes et d’obsessions qui remontaient à mon existence ancienne, à une réalité oubliée et qui serrèrent douloureusement mon cœur. J’ouvris la porte d’une main tremblante et me retrouvai dans une baraque de foire. Une grille de fer me séparait d’une scène de fortune. J’aperçus sur celle-ci un dompteur, un homme qui avait un peu l’air d’un charlatan et d’un prétentieux. En dépit de ses moustaches imposantes, de ses biceps puissants et de son costume de cirque trop voyant, il me ressemblait de manière perfide et parfaitement détestable. Cet homme fort tenait en laisse comme un chien (spectacle ô combien pitoyable !) un loup imposant et beau dont le corps était cependant affreusement amaigri et le regard craintif, tel celui d’un esclave. Il était aussi répugnant qu’excitant, aussi odieux que secrètement plaisant de voir ce dompteur brutal faire exécuter à l’animal sauvage et noble, mais si honteusement obéissant, une série de tours et d’exercices sensationnels.

L’homme, mon maudit double caricatural, avait en vérité apprivoisé son loup de manière prodigieuse. Celui-ci obéissait scrupuleusement à chaque ordre, régissait comme un chien à chaque appel et à chaque claquement de fouet. Il s’agenouilla, fit le mort, se dressa sur ses pattes arrière, porta avec docilité et gentillesse dans sa gueule une miche de pain, un morceau de viande, un petit panier. Il dut même ramasser le fouet que le dompteur avait fait tomber par terre et le lui rapporta entre ses dents en frétillant de la queue avec une servilité insupportable. On présenta au loup un lapin, puis un agneau blanc. Certes, il montra les dents et se mit à saliver avec une frémissement de convoitise, mais il ne toucha à aucune des bêtes. Celles-ci étaient tapies, toutes tremblantes, contre le sol. Au commandement, il fit un bond élégant au-dessus d’elles, vint même se placer entre le lapin et l’agneau, posa ses pattes de devant sur leur dos et tous trois formèrent ainsi un tableau de famille attendrissant. Pour finir, il mangea une tablette de chocolat dans la main de l’homme. C’était un supplice de voir quel degré fantastique de reniement de sa propre nature le loup avait atteint. Je sentais mes cheveux se dresser sur la tête.

Cependant, lors de la deuxième partie de la représentation, le spectateur tourmenté et le loup lui-même furent dédommagés de ce supplice. Après la présentation de ce numéro raffiné de dressage, après que le dompteur triomphant se fut incliné avec un aimable sourire au-dessus  du groupe formé par l’agneau et le loup, les rôles se trouvèrent inversés. Le dompteur ressemblant à Harry déposa tout à coup son fouet aux pieds du loup en s’inclinant profondément devant lui et se mit à trembler, à se recroqueviller sur lui-même, à paraître aussi misérable que l’animal quelques minutes auparavant. De son côté, le loup se léchait les babines en riant. Il n’y avait aucune trace en lui de crispation et d’hypocrisie. Son regard brillait. Tout son corps se redressa et reprit son plein éclat en retrouvant l’état sauvage.

À présent, le loup donnait les ordres et l’homme devait obéir. Au commandement, celui-ci s’agenouilla, fit le loup en laissant pendre sa langue et arracha avec ses dents plombées les habits qu’il portait sur lui. Suivant les ordres du dompteur d’hommes, il avança sur deux jambes, puis à quatre pattes ; il fit le beau, puis le mort, promena le loup sur son dos, lui rapporta le fouet. Plein de servilité et d’adresse, il répondait avec fantaisie à chaque humiliation et à chaque perversion. Une ravissant jeune fille apparut sur la scène. Elle s’approcha de l’homme apprivoisé, caressa son menton, frotta sa joue contre la sienne, mais il resta à quatre pattes, demeura une bête. Il secoua la tête et se mit à montrer les dents à la belle, de manière si menaçante et féroce qu’elle prit la fuite. On lui présenta du chocolat qu’il renifla et repoussa dédaigneusement. Finalement, on ramena l’agneau blanc et le lapin gras au pelage tacheté. Alors ce fut un plaisir de voir l’homme docile mettre toute son énergie pour imiter le loup à la perfection. Il attrapa les petits animaux avec ses doigts et ses dents, arracha des morceaux de leur pelage et de leur corps, mâcha en ricanant leur chair vivante et, fermant les yeux de plaisir, s’enivra avec avidité de leur sang tout chaud.

(…)

Frappé par une terreur mortelle, je me mis à courir dans le couloir en passant devant toutes les portes et me retrouvai brutalement face à l’immense miroir. Je m’y regardais et aperçus alors, aussi grand que moi, un immense loup magnifique. Il se tenait immobile. Dans ses yeux inquiets brillait une lueur sauvage. Il me fit un clin d’œil malicieux, rit légèrement, si bien que ses babines se desserrèrent un instant et me permirent d’entrevoir sa langue rouge.

(…)

Je regardai une nouvelle fois dans le miroir. En fait, j’avais eu un moment de folie ; il n’y avait pas de loup se léchant les babines derrière l’immense surface de la glace. Il n’y avait que moi, Harry.

Hermann Hesse, Der Steppenwolf, 1927 (Trad. Alexandra Cade)

Arlequin

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Frankenstein by Insomnia Cured Here

Chaque objet autour duquel on peut se déplacer librement montre qu’il n’est pas isotrope, humainement parlant : toutes ses faces ne se tournent pas vers nous avec la même vigueur. Et peut-être en est-il ainsi, déjà, dans les laboratoires scientifiques, la matière s’avère au chercheur elle aussi diversement orientée. La prendre sous certains angles vous conduit parfois au bout d’une impasse. Essayer de force de la recomposer vous conduit à des monstruosités. D’où vient alors cette « anisotropie », cette « hétérotropie » des choses les plus ordinaires ?

Du moment qu’une chose quelconque passe dans l’orbite du langage, devient objet de discours – même innommée en tant que telle, même perdue dans un ensemble plus général – ses différents aspects deviennent inégaux au regard. Toujours un aspect est privilégié vis-à-vis des autres, toujours un aspect est mis en avant ; au point que même le plus apparent finit lui aussi par devenir invisible : toujours dépassé dès que croisé, plus supposé que véritablement remarqué, bientôt premier jalon inaperçu du chemin familier qu’emprunte le regard. Face invisible qui toujours le précède et lui garde le chemin ouvert. Poste avancé.

Être dit, c’est ainsi non seulement se montrer inégal, du moins diffèrent suivant les flancs par où l’on est désigné, mais peut-être aussi présenter un côté, une face, que l’on ne se connaissait pas jusque-là et que l’on ne se reconnaîtra peut-être même jamais. Imaginons les discours tenus sur nous (et ce dès l’enfance) capables de rendre incommensurables les différents aspects que l’on nous prête, que l’on se donne, nous obligeant ainsi à forger ou trouver des images à même de nous redonner une continuité attendue ou évanouie – une approximation de visage. Un visage masque toujours assez mal ses contours et ses coutures d’arlequin : dévoré, recraché par une bête qui se nomme langue maternelle. La bouche est coupure, la langue piqûre, l’haleine écorchure, même au plus fort des mots doux : Words can only do harm.

Dark face by Sikenty