Libération de La femme

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Dans Le joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme (1963), précisément dans la seconde partie du film, un homme en train de danser le twist tout en étant interviewé livre son expérience de la danse. Je traduis ses paroles dans ma « langue », mon idiome : le plaisir qu’on atteint en tant qu’homme dans la danse ne nécessite plus aucune femme. La virilité qui ne devait avoir d’yeux que pour Elle, qui devait sans cesse fixer son regard sur cet objet transcendant qu’est La femme − issue exclusive et nécessaire de son désir − s’en passe soudain. BAM. Libération de la Femme. La virilité, presque fantomatique à force de ne désirer que le corps tout entier de la sœur, de la fille, de la mère, bref de toutes les femmes, prend possession d’un corps qui jusque-là lui était inconnu : celui qui se trouve − puisque on ne dira pas que ce corps était le sien avant qu’elle ne se l’approprie. Corps déchaîné, corps euphorique, corps tout entier à soi, dans lequel la virilité va se mettre à jouir d’elle-même. 

Du moins le crut-elle, croyant contenir dans son corps tous les possibles du corps. Vieille prétention. Forte rengaine.

Sous la sueur

 

Pourquoi l’été, en ville, les hommes suent sous leurs vêtements plus que les femmes ? Parce que les hommes doivent encore se présenter sous leur cuirasse, tandis que les femmes doivent être prêtes à être dénudées. Ordre virilisant de la sexuation urbaine perçu à même le vêtement.

L’obscénité des fauves à peine sortis de leur cage

Mis en avant

Il est quatre heures – il fait froid. Tu as les mains plongées dans les poches, des mains si gelées que tu voudrais qu’elles ne soient plus à toi. Tu avances tête baissée, menton au sternum, sur le long trottoir givré de l’avenue. Les boutiques sont ouvertes mais ne t’invitent pas, ne te sifflent pas. Leurs enseignes qui clignotent t’indiquent seulement de bien vouloir continuer, de passer, ton chemin ou pas. Mais plus que deux ou trois rues et tu y seras, même si c’est trop, encore, sur ce glissant trottoir : beaucoup trop dangereux pour un claquement de dents aussi tonitruant que toi. Enfin, au coin de la quatrième, tu y es ! Tu tournes à droite : en vitesse, dents serrées, et tu glisses, t’envoles et, dans les airs, la tête à l’envers, en plein vol plané, tu vois… une grande gigue harnachée d’énormes lunettes rondes qui lui masquent les joues et dans lequel si tu t’approchais tu verrais sûrement ce visage qui ne te plaîrait pas, celui que tu renfrognes et recouvres sous l’excuse du froid, cette face blanche, malade, que tu caches à la fille qui se tient devant toi, la tête enfoncée dans un large et profond chapeau noir, méchant couvre-chef qui lui bouffe le front. Ne lui reste plus grand chose à cerner à celle-là, à peine un menton clouté et deux filets de cheveux ruisselant derrière chaque oreille, chutes silencieuses sur l’os malheureux d’une paire de dures épaules, flot scintillant et fendu filant la laine d’un grand manteau bleu, tombant, droit : fantastique cascade qui éclabousse celui d’à côté, lui, cheveux noirs, plongés dans le rouge, tirés en l’air, fort, jusqu’à rendre visible les racines plantées dans ce crâne blanc que prolonge chez lui un front large, plein, ouvert, qui se décline lui-même en joues bien rasées, taillées de trop près, exhibant de grandes coupures qui écarlatent sa peau – des premiers favoris jusqu’au cou –, grand balafré que tu vois ceint d’une sombre chemise et sévère, ouverte à la gorge, les manches soigneusement relevées au-dessus des coudes (qui dévoilent) de fins avant-bras recouverts d’une épaisse et envahissante toison de poils noirs : effrayant contraste avec la peau blême qui lui sert de rempart, le dernier contre le tranchant des regards ; corps qui se vide au dehors, qui se marque en surface, de cette opacité sanguine que recèle le corps et qu’assèche celui qui se tient à deux pas : celui-là, ganté, chaussé, cerné et coiffé de noir ; veste, chemise et pantalon de la même couleur et qui ne lui font plus l’effet d’un vêtement lui couvrant la peau mais bien plutôt d’un tissu qui en ébauche une nouvelle : sorte de carapace qui laisse passer malgré tout quelques failles – au bout de chaque bras s’insinue une mince bande de chair entre les gants de cuir et la manche de la veste, l’exhibition d’un poignet. Ce n’est plus la peau nue que tu entrevois mais le corps à vif qui affleure mais pas au visage. Non, pas au visage : trop blanchi, trop épilé, trop masqué derrière des lèvres sombres et des orbites obscurcies pour laisser passer l’émotion de quelque signe vital. Tu vois, tête à l’envers, la nudité se décaler d’un cran sur ce cadavre en pleine forme, et même gagner en épaisseur tant les peaux sont pour lui des parures au même titre que le collier de perles qui pend sur le torse du type suivant. Il ne lui serre pas le cou non, ce collier, il ne tombe pas sur l’amorce de l’adipeuse poitrine qu’il soulève en riant : il tient. Sur lui-même. Il tient par un nœud maladroit, un fil capricieux, une boucle exubérante qui aurait dû se dissimuler sous les perles pour laisser à la vue tout leur éclat flamboyant. Tu ne vois que l’attache pourtant, pas le brillant. T’absorbe l’état d’apesanteur dans lequel se trouve ce boyau relié à lui-même, car ni au cou, ni à la gravité qui pourtant essaient de le tirer vers le bas. Un collier qui n’étreint ni ne montre la gorge mais qui pointe le lieu précis d’une éventuelle et profonde blessure ; qui rehausse la jugulaire ; qui montre là où le croc ou le couteau doivent généreusement se planter pour faire mâle. Un homme qui fait de la féminité qu’il capture, de la féminité qu’il emporte, une fragilité insolente : essence mise à nue, essence qu’elle ne reconnaît pas, elle ensuite, si près, si loin, habillée en survêtement, pantalon vert et sweater gris, avec deux lacets noirs qui resserrent la capuche qu’elle porte rabattue sur les épaules et qu’elle n’a probablement jamais relevée, même sous la pluie, et dont les cheveux qui sont censés en sortir une fois l’averse passée, ont justement la forme : légèrement aplatis sur le dessus (tu la vois passer les doigts à leur racine pour leur redonner une épaisseur) et s’ébouriffant à mesure que ton regard épris descend vers les mèches rouges qui lui arrivent à la poitrine – des cheveux qui font mine de sécher par-dessus son perfecto noir, trop court, qui lui dégage les hanches, un cuir qui n’a plus rien de protecteur vu que ses manches rallongées par celles, plus longues, du sweater d’en dessous donnent prise aux doigts qu’elle enroule, d’un poing, autour de sa synthétique douceur. Cuirasse attendrie, étendue, contre une pluie troublante montant de l’intérieur, mouvement inverse de cette veste en jean, toute tachetée de neige, qui enserre le buste du suivant, dans la file, et qui laisse abondamment dépasser la taille de guêpe et les deux os des hanches qu’on voit saillir du bonhomme tandis qu’il se balance de droite et de gauche au son d’un musique cerclée dans le casque de deux écouteurs. Tu ne sais s’il en a, des dessous, pour cette chair immaculée qui, du col de la veste nivéenne aux tréfonds de son pantalon (qui lui colle aux hanches), disparaît pour refaire surface au niveau des chevilles que déshabillent deux baskets sans chaussettes à la toile déchirée et aux lacets débraillés. Tu remarques seulement, toujours les pieds en l’air, la tête en biais, combien il fond sous l’éclat de la miroitante cape bleue qui lui frôle le nombril, ce bleu dont les teintes vont pourtant de la nuit pourpre d’un soir d’été au sombre marine que seul un panneau lumineux, aveuglant et pompeux, empêche de virer au noir en cette fin de journée : resplendissante houppelande de fée dont l’obscure humanité de la donzelle qui s’en drape, si près, à côté, éclate dans un allègre bustier. Étrange nuit que cette fourrure étoilée d’étincelants, de jaillissants, de clinquants, lourds et solides bracelets – d’or – sans compter bagues et anneaux de platine sertis à tous les index, derniers éclats d’une voie lactée sous laquelle, brûlante et massive, perce et décolle une éblouissante robe rouge pailletée elle aussi de mille feux sémillants : aurore qui brûle les yeux, corps incendié qui consume les formes que sculpte et souligne un profond décolleté. Et quand te voilà retombé sur les pieds, au grand dam de tes yeux rouges et tourneboulés, tu réalises que cette faune aux formes et motifs d’une obscène folie, attend, simplement, pour le concert rock de ce soir. Fans excités à désemparer le trop fier naturel d’une anatomie trop longtemps endossée.