Se détendre en surface

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Du moment qu’on est censé, vous et moi, habiter notre corps, celui-ci ne peut plus se cantonner aux tissus et volumes du seul organisme, celui que la vie nous a donné, celui que scrutent et transpercent les raisons médicales. Oui le corps habité s’ouvre, dès lors, à bien d’autres espaces : chambres, caves, maisons, cités, vallées, lacs. Chacun les siens. Sur la terre, dans les airs, la peau se détend, se déploie. Les limites de ce qui nous environne bougent, se déplacent, vrillent, oscillent, tremblent. Tout ce par quoi nous démêlons, filtrons et clarifions, ce qui nous est devenu intérieur de ce qui ne l’est pas, devient une peau : pellicule nouvelle. Telles sont les fenêtres, les portes, les murailles, les pentes, les plages de cailloux. Tels sont les livres aussi. Griffonnés de signes qui nous font passer outre, ou qui nous traversent. Arrivant sur les lieux de son choix, on ne dit plus, je suis là, vraiment là, où s’ouvre à mes pieds la vallée, ma vallée. Non, pour un jour, pour une nuit, pour toujours : je suis cette vallée, je suis cet endroit.

Paysages post-exotiques

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Pripiat, près de Tchernobyl, ville touristique• Deux mois plutôt : une éternité. La chute annoncée de l’Orbise avait eu lieu, immédiatement suivie de l’exode et d’une totale absence d’avenir. Les centres urbains ruisselaient du sang des représailles. Les barbares avaient repris le pouvoir, comme partout ailleurs sur la planète. Vassilissa Marachvili avait pendant quelques jours erré avec un groupe de partisans, puis la résistance s’était dispersée, puis elle s’était éteinte. Alors, avec deux camarades de désastre – Kronauer et Iliouchenko –, elle avait réussi à éviter les barrages mais en place par les vainqueurs et elle était entrée dans les territoires vides. Une clôture ridicule en interdisait l’accès. Elle l’avait franchie sans frémir. Elle ne retournerait plus jamais de l’autre côté. C’était une aventure sans retour, et, tous les trois, ils le savaient. Ils s’étaient engagés là-dedans en toute lucidité, conscients qu’ainsi ils accompagnaient le désespoir de l’Orbise, qu’ils s’enfonçaient avec elle dans le cauchemar final. Le chemin serait pénible, cela aussi, ils le savaient. Ils ne rencontreraient personne et ils devraient compter sur leurs propres forces, sur ce qui subsisterait de leurs propres forces avant les premières brûlures. Les territoires vides n’hébergeaient ni fuyards ni ennemis, le taux de radiation y était effrayant, il ne diminuait pas depuis des décennies et il promettait à tout intrus la mort nucléaire et rien d’autre. Après avoir rampé sous les barbelés de la deuxième clôture, ils avaient commencé à s’éloigner vers le sud-est. Forêts sans animaux, steppes, villes désertes, routes à l’abandon, voies de chemin de fer envahies par les herbes, ce qu’ils traversaient ne suscitait pas l’angoisse. L’univers vibrait de façon indécelable et il était tranquille. Même les centrales atomiques, dont pourtant les crises de folie avaient rendu le sous-continent inhabitable, même ces réacteurs accidentés, parfois noircis, toujours silencieux, avaient l’air inoffensif, et souvent, par défi, c’étaient les endroits qu’ils choisissaient pour bivouaquer.

• La forêt, pensait Kronauer. D’accord pour une brève balade, à condition de rester en lisière. Mais une fois qu’on s’est enfoncé à l’intérieur il n’y a plus ni nord-est ni sud-ouest. Les directions existent plus, on doit faire avec un monde de loups, d’ours et de champignons, et on peut plus en sortir, même quand on marche sans dévier pendant des semaines de kilomètres. Déjà il se représentait les premières rangées d’arbres, puis très vite il vit les épaisseurs ténébreuses, les sapins morts, tombés de leur belle mort depuis trente ou quarante ans, noirs de mousses mais renâclant toujours à pourrir. Ses parents s’étaient évadés des camps et ils s’étaient perdus là-dedans, dans la taïga, et ils y avaient disparu. Il ne pouvait évoquer la forêt sans y associer le tableau tragique de cet homme et de cette femme qu’il n’avait jamais connus. Depuis qu’il était en âge de penser à eux, ils les imaginait sous la forme d’un coupe d’errants, à jamais ni vivants ni morts – perdus. La taïga, ça ne peut pas être un refuge, une alternative à la mort ou aux camps. C’est des immensités où l’humain a rien à faire. Il y a que de l’ombre et des mauvaises rencontres. À moins d’être une bête, on peut pas vivre là-dedans.

Antoine Volodine, Terminus radieux, 2014

Lorsque le système des camps se fut universalisé, l’aspiration à fuir cessa de nous obséder. L’extérieur était devenu un espace improbable, même les blattes les plus instables avaient cessé d’en rêver; les tentatives d’évasion s’effectuaient à contrecœur, dans les minutes d’égarement, elles ne menaient jamais nulle part. Les années ensuite s’égrenèrent, sans doute un peu différentes l’une de l’autre, mais je ne me rappelle pas en quoi, précisément. Les barbelés rouillaient, les barrières désormais restaient ouvertes, les miradors tombaient en ruine. Les transferts se déroulaient sans escorte. Pour les amateurs de nouveauté, seule la mort pouvait désormais ouvrir de véritables perspectives. On commença alors à se sentir mieux dans sa peau, et même ailleurs.

Antoine Volodine, Dondong, 2002

De mon humeur

En passant

Vous me demandez quelle relation je vois entre l’homme et son milieu, son environnement, son monde. Aucune, l’homme est tout entier climat. De son espèce à son individu : l’humanité est climatique.