Le gouffre initial

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L’invention d’une solitude #2

Dans le geste spectaculaire réalisé par Thoreau, partir habiter dans les bois, on ne sait ce qui questionne le plus : le lieu précis où il se rend et s’installe (les bois, l’étang, la cabane) ou celui d’où il part : la maison familiale, le village, la civilisation ? La fin ou l’origine ? Double raison qui détiendrait le sens de son isolement. Mais est-ce vraiment si malin que ça de vouloir ainsi dissocier les deux : le point d’arrivée, le point de départ ? N’est-ce pas d’un seul et même mouvement qu’il a quitté son village et qu’il est parti en forêt ? Doit-on vraiment considérer à part l’élan positif qui l’emporta aux marges du village du mouvement négatif qui le poussa à s’en éloigner ? Est-il même possible de distinguer dans ce geste si simple ce qui appartenait au mouvement contraint, ce qu’on appelle généralement les motifs externes, de ce qui relevait du mouvement spontané, mobiles internes ? Il faut le suivre dans ses multiples pérégrinations pour parvenir, peut-être, à s’en assurer.

D’autant que les différentes raisons qu’il donne de son acte ne sont pas toutes d’une égale clarté. Je « veux partir bientôt pour vivre à l’écart, près de l’étang où je n’entendrai que le vent qui murmure dans les roseaux » (Thoreau, Journal, 1841) écrivait-il dans son journal quatre ans avant son départ. L’étang, le vent, les roseaux : le but qu’il a cherché (et peut-être réussi) à atteindre en prenant la tangente baigne dans une évidence que les causes ou les circonstances qui l’ont poussé à le faire ne connaissent pas. Il semblerait donc qu’en toute logique – une logique platement « causale » – ce soit d’abord vers ce dont il s’écarte, ce avec et peut-être contre quoi il prend ses distances que l’on devrait se tourner. Car comment savoir pourquoi il part ainsi habiter aux limites de Concord si l’on ne sait pas de quoi ou de qui il s’éloigne ? On prendra pourtant un autre chemin. Car avant de savoir où il va et d’où il vient, quel est le début et la fin de son aventure, il faut le questionner sur cet écart qu’il se donne aussi près et dans lequel il va s’engouffrer pour vivre, écrire, habiter. En quoi est-il donc si nécessaire à la solitude que recherche et pratique Thoreau ? Et quelle singulière et tenace volonté anime cette façon « désinvolte » de se mettre à l’écart ? Une fois les réponses obtenues à ces deux simples questions, il sera peut-être temps de se demander, alors, de quoi et de qui précisément il s’éloigne.

D’insister sur le fait que Thoreau s’est appliqué à être seul ne devrait pas nous laisser croire que la solitude dont il fit l’expérience – à la fois désir, état et fin – ne relevait que de ses propres forces : résultat héroïque de son unique action ; manière, bien malheureuse, de supposer comme déjà donnée cette solitude qu’il a bel et bien inventée et qui nous reste encore à faire apparaître en ses multiples aspects.

Il arrive cependant que Thoreau s’exprime d’une façon approchante : « Je n’ai jamais attendu que moi-même pour avancer ; nul ne m’a retenu mais je me suis ralenti ou suivi tout seul. » (Journal, vol. II, Février 1841) Il n’y a que lui qui puisse véritablement se faire obstacle ou bien se libérer le passage, vu qu’il se devance et se poursuit lui-même, vu qu’il se rapporte à soi sur le mode de la marche solitaire. Sauf que ce n’est pas toujours lui qu’il a d’abord en vue le long de sa route, ni même lui qu’il rencontre en premier en toute occasion. Sauf que ce n’est pas, d’abord, en courant les bois, les prairies, les marais, que Thoreau s’est trouvé, sans le vouloir, à distance des autres. C’est au contraire en allant vers les siens, ses semblables, qu’il a senti l’existence d’un écart quasi ontologique avec eux, et du même coup – mais on verra pourquoi en détail – la nécessité de s’en éloigner plus encore. « Qui va à une cérémonie de commencement universitaire en croyant que là au moins il rencontrera des hommes authentiques des environs, s’aperçoit que, s’il y en a, ils sont entièrement dissous dans le jour et transformés en autant de commencements ambulants, si bien qu’il se met volontiers hors de vue et de portée de l’orateur, de peur de perdre sa propre identité dans les non-entités qui l’entourent. » (14 mars 1838, Journal). Au milieu d’une grande concentration d’hommes, pourtant rassemblés en nombre en un lieu, les différences individuelles deviennent si transparentes dans la lumière du jour que celle-ci ne renvoie plus qu’une seule et même identité pré-humaine, diffuse. Les hommes y deviennent des bêtes, des machines ambulantes, desquelles on ne peut trop s’approcher sous peine de s’effacer à son tour. C’est cette dangereuse proximité capable de dégrader même les plus hautes qualités humaines que Thoreau découvre en côtoyant les hommes. Et c’est la différence avec eux qui s’en suit qui lui offre l’espace dans lequel il lui est nécessaire puis ensuite loisible de se retrouver, un espace dans lequel il lui est possible d’être : « Quand je croise une personne différente de moi, je me retrouve totalement dans cette dissemblance. Ce en quoi je me différencie d’autrui, c’est en cela que je suis. » (mercredi 20 janvier 1841, in Journal, vol. II). Un espace assez vaste pour que toutes les dissemblances existent, harmonies comme monstruosités. Encore faudra-t-il qu’il puisse chaque fois le trouver, l’ouvrir, y entrer, pour y séjourner quelques temps.

Hors de vue, hors d’écoute, voilà fixées en deux mots, quoiqu’il arrive, les intervalles que Thoreau aura à franchir pour se mettre à l’abri, lui et son humanité singulière. Aussi ce départ lancé un beau jour de juillet, cette distance qu’il sembla de son propre chef avoir prise, s’établissait en fait dans un écart plus profond, une dimension silencieusement ouverte dans l’espacement ordinaire des hommes.

Essayons de décrire comment Thoreau perçoit cette fondamentale distance qui vient se loger au cœur de l’humanité.

1. Dès les premières années de rédaction de son journal, et particulièrement dans les notes qui accompagnaient la conférence qu’il donna autour du thème de la société, Thoreau apparaît sensible aux différentes distances qui affectent les hommes. Il en distingue essentiellement deux types qui correspondent chacun à un pan de leur individualité : les distances données sur le plan physique et celles données sur le plan moral ; celles des corps et celles des âmes. Et cette distinction, somme toute assez banale, lui permet d’exposer le paradoxe suivant : on peut très bien être proche d’autrui, physiquement parlant, et cependant être considérablement éloigné de lui d’un point de vue moral. Un prochain n’est pas forcément un proche. Expérience ordinaire. Et inversement, un proche peut demeurer au plus loin de moi : « Quelques mots de plus ou de moins échangés avec mon ami ou avec toute l’humanité, quelle importance ? – ils continueront d’être mes amis malgré eux. Qu’ils se tiennent à distance s’ils le peuvent. Comme si la plus exceptionnelle des distances pouvait me spolier de tout bénéfice ou de toute sympathie véritable. Non, quand de tels intérêts sont en jeu, temps, distance et différends retombent à leurs vraies places. » (décembre 1839, Amitié, in Journal). De même que l’immensité des espaces ne peut rien entamer, parfois, d’une intimité morale, la plus grande distance morale peut être donnée dans la familiarité la plus crue. Les deux niveaux de relation sont ainsi envisagés parallèlement mais pour montrer aussitôt que le proche et le lointain, sur chacun des axes, ne coïncident pas. Un décalage, une différence d’échelle, distingue les deux. Et si Thoreau s’attache à montrer combien il ne faut surtout pas les confondre, c’est essentiellement pour favoriser la plus grande proximité morale qui puisse exister, autrement dit l’amitié.

2. Or la proximité des corps ne peut y suffire. « Lorsque les hommes s’approchent au plus près les uns des autres, il ne s’agit guère que d’un contact mécanique. Comme quand on frotte deux pierres ensemble : elles émettent bien un son alors qu’elles ne se touchent pas vraiment. » (Mars 1838, Journal, 1837-1840, (extrait de sa conférence sur la société)). Par conséquent, tout rapprochement entre les hommes ne les fait pas automatiquement se rencontrer. Au contraire, cette considération exclusive de leurs distances « matérielles » ne fait pas droit à leur humanité : mesurant uniquement le vide qui existe entre eux, et de l’extérieur, elle fait des hommes de simples choses qui n’auraient pas de meilleure relation envisageable entre eux que les rapports mécaniques qui régissent les pierres. Ainsi, suivant l’exemple qu’il donne, deux êtres humains pourraient être situés très près l’un de l’autre au point de s’entendre émettre un son – un cri, un chant ou une parole –, si rien de métaphysique ne venait à passer entre eux, aucun contact ne viendrait s’établir. Les hommes, dans ce qui fait leur humanité, ne seraient pas vraiment en présence l’un de l’autre. La mécanique des corps domine si peu leurs relations morales que leurs esprits se montrent autonomes, voire libres, vis-à-vis d’elle. Encore faut-il en repérer le phénomène : quand une des distances varie, l’autre ne suit pas ; les peaux ont beau se frotter, les âmes restent intactes. Pas de mesure commune ou de mécanisme général qui les ferait systématiquement marcher du même pas, mais plutôt une inégalité de valeur qui voit le moral primer sur le physique.

3. Décalées, inégales, ces mêmes distances s’orientent également dans un sens volontiers opposé l’une à l’autre : « Thomas Fuller raconte qu’”à Merionethshire, au Pays de Galles, il y a de hautes montagnes, dont les cimes sont si proches que les bergers, sur des sommets différents, peuvent se parler distinctement, alors qu’il faudrait une journée de voyage pour que leur corps se rencontrent, tant les vallées entre eux sont profondes“. On pourrait en dire autant, au plan moral, de nos rapports dans les plaines car, bien que nous puissions converser ensemble de façon audible, il n’en existe pas moins un gouffre si vaste entre nous que nous sommes véritablement à plusieurs journées de voyage d’une véritable communication. » (« Conversation. 15 avril 1838 », Journal, 1837-1840). On peut s’entendre sans être proche et être proche sans même s’entendre. L’exemple des pierres nous montrait déjà qu’il n’y avait pas de rapport de causalité, ni même de correspondance, entre les deux plans – la proximité des corps ne faisait pas celle des âmes –, qu’un irréductible écart subsistait entre eux, la parabole des montagnes et des plaines nous donne l’image du décalage possible qui peut exister entre les deux, selon Thoreau. Un vaste gouffre, nous dit-il, un espace suffisamment abrupt pour que les paroles qu’on s’adresse tous les jours, nos conversations les plus banales, s’avèrent incapables d’en surmonter l’adversité ou la démesure. Mais pourquoi ? Quel est cet étrange espace ouvert entre les hommes ? Un puits dans lequel nos paroles viendraient s’enfoncer et se perdre, résonnant dans le vide ? Un volume dans lequel notre voix nous serait renvoyée, en écho, n’écoutant qu’elle-même, déformée, affaiblie ? Question importante car après l’insignifiance de quelques mots en plus lancés à distance (comme dans le premier exemple) ; après le son, simple vibration mécanique (comme dans le second exemple), c’est à nouveau la parole qui sert de contre-épreuve à cette recherche des conditions propres à établir ce que Thoreau appelle une véritable communication. Car même assez proches pour pouvoir se parler et s’entendre distinctement, les hommes sont capables de se trouver si éloignés encore les uns des autres qu’il leur faudra entreprendre l’équivalent d’un voyage pour espérer se rencontrer. Le langage quotidien n’est plus cette voie libre, directe et rapide par lequel un homme va vers un autre, il y faut tout un détour désormais. Et détour d’autant plus nécessaire que si jusqu’ici le rapport inverse entre distances physiques et morales se présentait comme un cas préoccupant, mais seulement théorique, il apparaît désormais comme une situation commune, aux yeux de Thoreau, partagée aussi bien par lui que par ses concitoyens.

4. Mais il y a plus encore. Car ce langage irréfléchi, spontané, avec et par lequel on se dirige vers les autres n’est pas seulement impuissant à les atteindre, c’est lui-même qui provoque et aggrave la distance : « Votre silence permettrait de l’approcher, mais votre conversation vous protège du contact avec les hommes… » (« Mars 1838 », Journal, 1837-1840. Notes de conférence sur la société). Le langage, qui passe d’ordinaire pour un facteur élémentaire de rapprochement entre les hommes, les éloigne au contraire. Il apparaît même comme un des opérateurs essentiels de ce décalage discret mais persistant entre relations d’ordre physique et d’ordre spirituel. Ainsi, plus vous essaierez de vous rapprocher d’autrui de façon, disons, seulement verbale ou verbeuse – au lieu de vous approcher en silence –, plus vous avancerez vers lui chargé d’idées à transmettre : plus vous mettrez de la distance. Et ce quelle que soit la valeur intellectuelle de ces idées : « La plupart des gens avec qui je parle, hommes et femmes doués d’une certaine originalité et d’un certain génie, ont chacun un projet pour l’Univers bien découpé et séché – très sec à entendre, je vous le garantis, suffisamment sec en tout cas pour brûler comme du bois pourri –, qu’ils vous mettent sous le nez à la moindre occasion, une charpente ancienne et chancelante dont toutes les planches ont été soufflées. Ils ne marchent pas sans leur lit. Certaines choses, certaines relations qui, pour moi, sont apparemment sans importance et sans raison d’être, sont pour eux définitivement entendues – comme le Père, le Fils, le Saint-Esprit et tout le saint-frusquin : ils sont comme les collines éternelles pour eux. » (A Week on the Concord and Merrimack Rivers). Même se communiquant un certain génie, les êtres humains qui se parlent ne sortent pas nécessairement d’eux-mêmes, ne s’avancent pas forcément vers les autres. Les paroles, qu’ils mettent en avant à leur place et dans lesquelles ils se pensent et se sentent chez eux, protégés en un lieu sûr et familier à l’abri des mêmes immobiles collines, outre qu’elles consacrent dans le délabrement de leur architecture une certain fin des utopies chez Thoreau, s’interposent entre les hommes. Des invisibles collines se dressent à l’apparition de certains mots qui sont obstacles pour l’un, point fixe et entrave pour l’autre : comment, alors, s’avancer vers autrui attaché à son lit ? L’écart entre les différents plans sur lesquels les hommes se rapprochent et s’éloignent n’est pas seulement variable, il augmente ou diminue en fonction des moyens avec lesquels on essaie de le franchir ou de l’abolir. Il est irrémédiable avec les moyens ordinaires.

Très tôt, dans les traces écrites qu’il laisse, Thoreau s’attache à montrer la difficulté qui existe à faire communiquer les hommes entre eux : la proximité physique y étant impuissante et même opposée. Un décalage timide mais insistant, modeste parfois mais toujours majeur, irrémédiable parce que négligé, se fait jour entre les hommes, entre les différentes façons qu’ils ont d’entrer en relation. De sorte que Thoreau, soucieux de véritables rencontres, dépassant la seule présence des corps au détriment de celle des esprits, aura lui-même à trouver la bonne distance qui lui permettra de résoudre ce problème. Ainsi se mettre à l’écart n’était pas seulement une façon de s’éloigner des hommes mais surtout une modalité tout à fait réfléchie de s’en rapprocher pour entrer en contact autrement : « J’aimerais rencontrer l’homme dans les bois – je voudrais pouvoir le rencontrer comme le caribou et l’élan. » (« 18 juin 1840 », in Journal, vol. I)

Éloignement qui rapproche, rapprochement qui éloigne, voilà sans doute pourquoi il nous était si difficile de savoir, au début de notre enquête, où était le point de la plus grande proximité (le début) et celui de la plus grande distance (la fin) dans le petit pas de côté réalisé par l’ingénieux arpenteur. Le Thoreau qui s’en va se trouve déjà à distance de ses proches et celui qui s’installe sur les marges s’en approche un peu plus. Il nous fallait comprendre un peu mieux ce jeu régulier, décalé, inversé, des distances pour savoir exactement sur quel plan son action se situait. Demeure encore, tout de même, deux questions qui ne sont pas résolues dans ce jeu des distances.

D’abord, même si l’on sait, qu’au regard de l’humanité, il ne s’éloigne pas d’un être en particulier, de quelqu’un dont on pourrait se demander qui il est, puisque c’est justement parce que les hommes perdent cette qualité et répondent majoritairement à la question « quoi ? », qu’il s’en éloigne. Il s’écarte de ces hommes brutes ou machines pour trouver des hommes à qui il pourrait se lier ou continuer de le faire. De ce point de vue, comment décrire les relations que Thoreau entretient avec les autres, avant et après son départ à Walden ?

Ensuite, si le langage, dans son usage ordinaire, perd son rôle social, n’est plus capable de mettre les hommes en présence, et si, d’un autre côté, on admet que Thoreau en publiant des livres, cherche néanmoins à rentrer en contact avec d’autres personnes, quel autre usage parvient-il alors à trouver, quel fonctionnement différent qui puisse autoriser une communication effective ?

L’invention d’une solitude #3

L’affirmation du solitaire

Mis en avant

 

L’invention d’une solitude #1

Il est des affirmations publiques si outrancièrement « mensongères », si ouvertement contestables, si spontanément négatrices d’elles-mêmes, qu’elles semblent s’égarer jusqu’aux confins de la folie. Du moins s’en approchent-elles, ou même y pénètrent dangereusement, traversant son indéfinissable empire le long de chemins improbables creusés dans les plus foncières erreurs. Ces déclarations faites à d’autres, que chacun, autour, immédiatement et sans effort, peut démentir, exposent celui qui s’y risque à bien plus qu’un cuisant désaveu, à bien plus qu’une perte – sèche – de tout crédit de parole : elles dénoncent une perte probable, chez celui qui les fait entendre, du sens même de la vérité. Non pas que celui-ci ne saurait plus tout à fait dans quelle direction la chercher, ni même sous quelle visage elle pourrait se laisser reconnaître si elle se présentait à lui. Non, il s’agirait plutôt dans une fausseté si ostensiblement prononcée – sans plus même aucun souci de se dissimuler –, du signal clair que la vérité, l’habitude de distinguer le vrai du faux, n’a plus aucune priorité, ni même de nécessité, dans le discours. La vérité, ce n’est même pas qu’on ne saurait plus la voir, ni même l’exprimer, mais y soumettre sa parole… À quoi bon ?!

Exprimer sa solitude au monde semble relever d’une telle expérience. Une expérience rare, sans doute, mais assez récurrente pour que moins d’un siècle après le fameux – et souverain – « Me voici donc seul sur la terre » du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, un autre promeneur du nom de Henry David Thoreau glissa en tête de Walden, son livre historique : « Lorsque j’écrivis les pages qui suivent, du moins la plus grande partie, je vivais seul au milieu des bois, sans un voisin, dans un rayon d’un mille, dans une maison que je m’étais bâtie moi-même sur la rive de l’étang de Walden, à Concord, dans l’état de Massachusetts, gagnant de quoi subsister par le travail de mes mains. » Parfaite solitude que venait ainsi de proclamer l’américain. Une fière déclaration d’indépendance appuyée par l’industrieuse suffisance de ses bras. À Concord, lieu au nom prédestiné, la plus ancienne sagesse occidentale, aussi bien cynique, épicurienne que stoïcienne, voire même platonicienne, avait réussi à faire taire ses antiques divisions. Enfin une et cette fois pour de bon. Ils avaient donc raison ceux qui voyaient dans l’avènement de cette surprenante Amérique le printemps inespéré de l’Europe – la renaissance in extremis du très vieux continent. Dans cette forêt d’une Angleterre à plusieurs titres nouvelle, voici que surgissait un vrai philosophe, un de ceux dont il ne serait plus possible de dire : ses actes ne correspondent pas à ses sages paroles. Après Socrate, après Jésus, la vérité, de nouveau, était faite homme. Que pouvait-il y avoir d’insensé dans cette sagesse reconquise ?

Il suffit de tourner les pages qui suivent cet exorde, de se laisser aller à leur toujours plus surprenante lecture – et sans même y chercher la contradiction – pour que, rapidement, une autre image se forme : le portrait d’un philosophe moins héroïque, moins véridique, émerge. Thoreau, ou le Diogène américain comme l’appellent certains, n’est soudain plus aussi seul à se mirer dans Walden.

Ne dit-il pas, en effet, qu’il n’a jamais connu autant de visites que durant ce séjour de deux ans, deux mois et deux jours passés dans la nature ? N’a-t-il pas bâti son abri sur le terrain de son ami Emerson, poète et philosophe comme lui, de sorte qu’il ne fut jamais privé, véritablement, de sa compagnie ? N’a-t-il pas emprunté à un autre voisin la hache dont il s’est servi pour couper le bois utile à la construction de sa propre cabane ? Thoreau, le champion de l’autarcie, ne rendait-il pas visite régulièrement – quasiment tous les deux jours – à sa famille, pour en revenir les mains chargées de vivres ? Et durant son séjour près de Walden Pond, l’étang dont son livre porte le nom, n’a-t-il pas été contraint d’en quitter le rivage pour passer une nuit en prison ? Enfin, quelques temps encore après ce bref passage derrière les souples barreaux du village, n’a-t-il pas pris le train pour se rendre dans les forêts du Maine, l’État voisin, pour une excursion en équipe ? Comment pouvait-il, alors, affirmer avoir vécu seul – c’est-à-dire isolé – et même avoir vécu par lui-même – dans une forme d’auto-subsistance – au regard de tant de signes, de faits, de rencontres, d’actions, qui disaient dans le même temps, et dans le même livre, le contraire – menaçant ainsi d’annuler la lucidité de ses paroles ?

Douter de l’authenticité de cette vie solitaire expérimentée dans les bois est probablement l’une des réactions les plus courantes provoquées par la lecture de Walden, l’un des plus anciens mais toujours actuels rapports qui s’établit avec sa verte parole. Rapidement, une certaine défiance s’installe. Une incrédulité croît. S’élève une incompréhensible incompréhension. Et il ne faut pas longtemps pour que la hauteur de ton, sévère et mordante, avec laquelle il aborde et s’adresse à ses concitoyens dans ce livre, et qui nous étonne encore deux siècles plus tard venant d’un homme aussi jeune (il avait 29 ans en 1845 quand il emménagea dans sa cabane), il ne faut que quelques chapitres, voire quelques pages, pour que l’éminence du haut de laquelle il nous parle, s’écroule, effondrée sur elle-même. Plus on avance en effet dans Walden – la course lente mais imprévisible de cet infatigable promeneur –, plus on suit le chemin sinueux de ses propres paroles : plus la brillante solitude annoncée se ternit. Et puis soudain (mais à quelle page exactement ?) l’astre s’éteint. L’étoile filante s’est définitivement abîmée dans le lac. Le livre apparaît moins, alors, comme le témoignage d’une aventure effective – la poursuite « d’une affaire privée avec aussi peu d’obstacles que possible » (Walden, chap I) – ou comme « un récit simple et sincère de sa propre vie » (Walden, p. 24), on le regarde désormais comme une sorte d’idéalisation de soi, une fantasmagorie, voire une supercherie : de la douteuse fiction.

Étrange destin pour ce livre écrit, réécrit – pas moins de huit versions – qu’il voulait aussi extravagant que possible pour témoigner au mieux de la vérité singulière de son expérience du dehors – et du dehors du livre, justement, même si la lecture d’ouvrages n’était absolument pas proscrite au bord de l’étang. Voici que la distance que Thoreau prétendait avoir mise entre lui et ses concitoyens, cet espace ménagé dans les bois, vide cent fois traversé de leur insistante présence, rejaillit dans la parole portée par le livre : parole creuse de cette solitude dont elle assure provenir mais qu’on lui refuse ; parole qu’on n’écoute plus, de ce fait, que de loin. Car si cette solitude qu’il assure avoir vécue n’est pas vérifiée ; s’il n’y a pas de sens « remarquable » à parler d’isolement dans son cas : pourquoi prendre au sérieux le petit pas de côté exécuté par Thoreau ? Si même la plus plate, la plus mince des vérités fait défaut dans Walden, pourquoi y chercher un sens supérieur ? Par cette aberration initiale, non seulement une faille s’étend, chez l’homme des bois qu’il voulait être, entre les paroles et les actes, mais entre le livre et ses propres lecteurs. Comment avec si peu d’engagement dans cette vie sauvage, ou si peu de lucidité quant à sa situation véritable, aurait-il pu atteindre à une vérité sur l’existence qui ait quelque valeur ? Thoreau était assurément un poète mais ne semble guère philosophe. Or, en matière de parole, c’est la vérité, bien entendu(e), qui dicte le sens.

Y a-t-il encore besoin de montrer que la solitude qu’on exige généralement de Thoreau, surtout après l’avoir lu – un isolement radical, ascétique, et irréversible – n’entrait aucunement dans ses intentions, ni même, plus profondément, dans ses faits et gestes ? D’autres l’ont fait – plus ou moins fermement, comme Michel Granger ou Thierry Gillyboeuf –, les préfaces de ses rééditions récentes le refont, et le livre lui-même, quand on cesse de prendre pour des contradictions les démentis qu’il nous donne, le fait constamment. Il faut néanmoins le refaire. Car non seulement le malentendu persiste, entretenu même par ses proches – « Quelques-uns de mes amis me parlaient comme si j’étais venu vivre dans les bois tout juste me geler. » (Walden, Installation, p. 293) –, mais il est même primordial : depuis 1854, date de sa première publication, la mésentente commande la lecture de ce livre et l’expérience qui, en lui et hors de lui, s’élabore. Est-ce pour cette raison, pour éviter les confusions sur le sens de son entreprise, que Thoreau demanda à son éditeur d’en supprimer le sous-titre initial : La vie dans les bois ? Seulement cette fois, il ne suffira plus de corriger quelques erreurs, d’appeler les préjugés à plus d’attention ; il faudra donner de cette solitude, et de la vérité qu’elle s’accorde, une plus large vue d’ensemble, et non plus dispenser, ici ou là, quelques touches de lumière.

Pour mieux évaluer la difficulté intrinsèque qu’il y a à saisir la solitude que Thoreau entendait avoir vécue dans les bois, peut-être gagnerait-on à la confronter de manière plus directe avec celle du dernier Rousseau. Le premier paragraphe de Walden, on l’a dit, est extrêmement proche des déclarations faites par le genevois au seuil des Rêveries : affirmation qui s’expose sciemment, imprudemment semble-t-il, à une contestation décisive. Répétons-la : « Me voici donc seul sur la terre ». Rendre public une telle phrase aurait sans doute fâché beaucoup de ceux qui partagèrent ou connurent les derniers moments de sa vie. Comment ?! Mais ne rencontrait-il donc personne durant ses promenades dans Paris ou ses alentours ? Personne à qui adresser la parole ? Personne venue le saluer ? Il ne vivait donc pas entouré de toute une domesticité comprenant sa compagne, Thérèse, mais aussi une servante que Rousseau avait été contraint d’employer en raison de sa mauvaise santé ? Et les deux femmes ne le rejoindraient-elles pas, à Ermenonville, quand le marquis René de Girardin invita leur maître, Rousseau, accompagné de son médecin, à venir séjourner dans son domaine ? Certes, Rousseau n’envoya-t-il plus que quelques missives au soir de sa vie – une quantité insignifiante au regard des précédentes périodes – mais a-t-il oui ou non rencontré son ancien ami, Paul Moultou, à qui il confia plusieurs de ses manuscrits ? Était-il enfin toujours aussi seul quand il partait marcher, rêver, herboriser, dans la campagne ?

Un tel interrogatoire est bien artificiel aujourd’hui que nous possédons toutes les réponses à ces questions. Mais surtout, il est vain. Car il ne se demande pas si c’est bien sur ce plan-là (celui du nombre de gens qui entouraient chacun des deux hommes, leur plus ou moins grande familiarité avec eux, ou la fréquence de leurs rapports) que Thoreau et Rousseau situaient effectivement, ou même exclusivement, leur solitude. Un tel étonnement feint de comprendre qu’un homme puisse raisonnablement se sentir aussi seul entouré d’autres hommes – en profondeur, il ne l’accepte pas : la solitude humaine n’a de sens que dans l’absence de l’homme. On ne peut jamais véritablement être seul en compagnie de ses semblables. On ne peut être seul que radicalement séparé. Il faut sortir de cet étonnement. Les propos de Rousseau, de Thoreau, deviennent incompréhensibles, et même insensés, jugés à l’aune de cette seule vérité. Il faut faire résonner ensemble les paroles des deux philosophes pour mieux en faire ressortir l’extravagance partagée. Peut-être pourra-t-on alors saisir ce sens de la solitude qui en défie la vérité ordinaire.

Car notre ami Rousseau est loin de nous avoir tout dit. S’il se trouve « seul sur la terre », c’est aussitôt pour rajouter : et  « n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». Sa solitude survient alors, non par la disparition de tous les liens existants entre les hommes – comme s’il rejoignait un quelconque état de nature dans lequel tous les hommes se tiendraient à distance : par crainte, indifférence ou hostilité ; ni même de leur recul, au loin, d’un recul si important qu’il rendrait impossible une liaison avec eux ; ni même encore d’une perte des dispositions nécessaires pour socialiser avec eux – Rousseau s’affirme encore, dans le même paragraphe, comme le « plus sociable et le plus aimant des humains ». Sa solitude viendrait plutôt du fait, paradoxal, que tous les hommes s’avancent vers lui liés ensemble mais contre lui : situation d’inimitié plus que de manque. C’est le célèbre délire paranoïaque, le soupçon permanent de complot, qui rendra malade Rousseau jusqu’à la fin de sa vie. Tous les hommes étant amis de m’avoir comme ennemi, je n’ai pas d’autre choix que de prendre pour ami le seul homme détaché de ces liens : moi, autrement dit mon autrui. On le voit, si cette entente, étendue à chacun des hommes, fait que le philosophe ne peut plus se lier à personne, du moins à personne d’autre que lui, elle n’interdit pas, s’il en a le pouvoir et aussi le vouloir, qu’il se lie à lui-même. Du coup, l’ensemble, du moins la part la plus significative, des relations pouvant exister entre les hommes se dédouble au regard de Rousseau : autour de lui s’étire une ligue universelle de connivence, forme d’association inédite sur terre, alors qu’en lui – ou entre lui et lui : laissons incertaine la forme du rapport à soi qui est la quête même des promenades – toutes les relations qui comptent parmi les hommes se replient, se rétractent. Forme inédite de contrat social.

Ainsi, se donnant au premier abord sous la forme définitive d’une privation : « je n’ai plus de frère, de prochain, etc. », l’abrupt et affligeant constat de désolation qui entame le livre inachevé révèle immédiatement un autre sens : alors qu’on a jamais vu, répétons-le, de lien aussi étroit entre tant d’hommes – puisque l’appartenance au genre humain, pour les hommes de l’Âge classique, n’établit pas de société (qui serait alors cosmopolite) mais une simple communauté de nature – Rousseau se voit refuser les liens les plus lâches comme les plus serrés existants parmi eux, et n’a par conséquent plus d’autre ressource, plus d’autre issue, que de faire société avec soi. Robinson avait son Vendredi, Rousseau n’a personne d’autre que lui.

Difficile pourtant, au premier abord, de savoir si la dernière relation citée par Rousseau, la dite « société », englobe et résume les précédentes ou s’en distingue comme un rapport spécifique. Il semble évident, par contre, qu’elle constitue la riposte ou la défense la plus haute à l’isolement qui lui est fait. Rousseau, dans son ouvrage précédent, dialoguait avec un Français inconnu à propos de Jean-Jacques pour le réhabiliter aux yeux du public (Rousseau juge de Jean-Jacques), voici que dans les Rêveries, écartant ce tiers anonyme et fictif, Rousseau et Jean-Jacques, en route pour leur vérité, s’associent. L’homme privé, l’homme public, l’homme vrai et l’homme faux redistribuent leurs rapports.

On aurait pu croire qu’une relation sociale exige au moins deux êtres distincts pour s’effectuer. On constate que ce n’est guère le cas. Il suffit à une association d’un seul et même être capable de se dédoubler pour se réaliser. Rousseau, pas du tout sociologue pourtant, est le premier à isoler une relation sociale d’aussi près. La tradition voulant que l’amitié commence à deux et la société à trois peut s’interrompre. Cette société qu’il estime capable de relier l’humanité toute entière – jusque-là l’ascendance commune des hommes, leur filiation adamique, leur valait au mieux d’être frères – en relie aussi bien un seul à lui-même. D’une association quasi universelle dérive et vient s’opposer une association singulière. Rousseau est bien meurtri par sa situation – sa douleur est sensible dans l’emphase qu’il met à dramatiser et aggraver sa solitude – mais il en tire malgré tout une singularité qui la revalorise : une « position si singulière est unique depuis l’existence du genre humain » disait-il dans le premier dialogue de son Rousseau juge de Jean-Jacques ( p. 765, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade). Comme s’il disait : je ne suis pas juste seul mais le seul, sur la terre, à être forcé de n’entretenir de société qu’avec moi. D’une solitude par défaut, d’un isolement contraint, il en fait une insularité de défi. La solitude qu’affecte Rousseau ne s’oppose donc pas à la société comme le seraient deux situations irréductibles et distinctes, elle se réalise au contraire dans une association à soi qui individue, singularise – l’isole en un autre sens – celui qui l’accomplit : il est le seul et seul à ne pouvoir et devoir s’associer qu’avec soi. Tous les cercles de la sociabilité ordinaire se concentrent ainsi autour de ce point excentré que marque l’existence de Rousseau, et le premier exercice auquel il se livrera, dans sa promenade initiale, sera de mieux discerner cette énigmatique « position ». 

Confronté à la désolation qui est la sienne, et « n’ayant que lui pour seule ressource » (Rousseau juge de Jean-Jacques, Premier dialogue, p. 765, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade), Rousseau est donc contraint de chercher aide et assistance auprès de sa seule personne. Mais si la société qu’il élabore avec lui-même atténue un certain isolement, le fait d’y voir un cas unique, une chance, voire un destin positif, en approfondit tant la singularité que la solitude l’atteint à présent jusqu’au cœur : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? ». Que devient Rousseau en effet, si « proscrit par un accord unanime » des « humains », comme il le dit, « les voilà » devenus pour lui, en retour, « étrangers, inconnus, nuls enfin » ? Est-il un homme encore, un simple humain ou un être génériquement différent mais malgré tout doué d’humanité ? Le tout premier paragraphe des Rêveries laisse une incertitude quant à l’élément premier dont Rousseau s’est senti proscrit : la société ou les humains ? Mais d’autres passages montrent l’implication forte qui existe entre les deux conditions bien que leur rapport exact reste problématique. L’homme, quoi qu’il en soit, aussi bien dans sa figure générique (le genre humain) que singulière (un homme), et l’humanité, naturelle autant que morale, essence et rapport, semblent se détourner l’un de l’autre, se perdre de vue. L’homme ne se reconnaît plus dans l’humanité.

D’abord rejeté de l’humanité par l’état de société dont celle-ci était en train de se doter, Rousseau semblait pourtant ne jamais avoir cessé d’aimer les hommes. Toujours humain, en quelque sorte, bien que les humains, ou ceux qui se donnent ce nom, l’aient fait sortir de leurs rangs. Jean-Jacques : une humanité isolée à l’écart d’autres hommes. Mais au moment où ceux-ci se comportèrent cruellement à son égard, brisant « violemment tous les liens » qui les attachaient encore à lui, eux cessèrent à leur tour d’être humains. Double sortie de l’humanité : la « philanthropie » spontanée de Rousseau se retrouva subitement sans objet. Depuis ce jour, lui-même déjà plus tout à fait humain – du moins au regard des autres – n’a plus eu, vu ou rencontré de semblables. Privés à ses yeux de leur dernière humanité pour leur absence patente de pitié, les hommes – ou ce qu’il en restait – venaient également de perdre leur « nature ». Entre Rousseau et ses ennemis, il n’y avait plus d’humanité possible. Ces similarités aperçues qui, habituellement, maintiennent ensemble même les pires ennemis, même les plus étrangers des hommes, et qui les font les uns les autres se ressembler, ne les unissent plus, maintenant, en un genre commun. Les hommes se désassemblent. Ils ne peuvent plus, littéralement, se reconnaître entre eux. Double détournement des hommes et de Rousseau : les premiers se détournent de lui et lui, en réponse, et même en conséquence directe, à la façon dont il conclurait un raisonnement, leur rend la pareille, énonce la réciproque : ils ne sont plus ses semblables, il n’a plus aucune affinité avec eux – la ressemblance, cette semblance réciproque, observée, vérifiée, de chaque côté, est effacée. Sans doute Rousseau voit-il encore des sortes d’êtres humains autour de lui mais ils ne sont plus à son image. Leurs visages ne se regardent plus à la façon de doux miroirs. Ses ennemis voient en lui un monstre et lui ne voit plus en eux que des inconnus, des êtres étranges : « Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serois tombé de celle que j’habitois. » (Rêveries, Première promenade, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, p. 999). Dans son délire, Rousseau a atteint cette position d’extériorité absolue dont rêvent aujoud’hui encore les sociologues et que poursuivaient toujours, il n’y a pas si longtemps de cela, les ethnographes. Dans la veine de nombreux écrits utopistes de l’époque, mais vécu dans le tranchant de son langage et de son corps, il s’est tenu vis-à-vis de l’homme en position d’extra-terrestre. D’où l’acuité et la nouveauté de sa question initiale : que suis-je maintenant ?

La solitude qu’expérimente Thoreau près de son village ne semble pas aussi radicale. Il a certes « perdu » le voisinage des autres, et avec lui peut-être cet air de famille que procure leur fréquentation régulière, mais ses semblables sont toujours assez proches pour que les uns et les autres, dans leurs déplacements respectifs, parviennent à se rencontrer. La distance tirée dans les bois par l’américain peut toujours être comblée, ou rouverte, d’une seule traite. Rousseau, lui, peut parcourir du regard la totalité de la planète ; celle-ci lui renvoie uniquement l’image multipliée de lui-même : en frère, en prochain, en ami. Même si des proches l’entourent et vivent à ses côtés, plus aucun visage ne se tourne vers lui qui engagerait, par un sourire, un clin d’œil, une parole franche ou un élan secourable, l’éventualité d’une société humaine. Ainsi, à la différence de Thoreau qui, malgré sa prise de distance affichée avec les hommes, conserve de multiples relations avec eux – visiteurs, hôtes, voisins, amis et parents – et ce d’autant que son acte attire encore plus de monde vers lui, la particularité de la position de Jean-Jacques – celle à laquelle on l’a réduit, celle depuis laquelle nonobstant il divague – est d’avoir rendu toutes les relations avec les autres impossibles ou impraticables : tout cela est derrière lui. Son prochain, si proche soit-il, de corps, de cœur ou même d’esprit, s’est effacé devant lui.

On ne saurait pourtant dire de Thoreau qu’il vivait moins seul que Rousseau. Pas du tout parce qu’il serait impossible, voire déplacé, de mesurer l’intensité d’une telle expérience – réduite à n’être plus qu’un sentiment privé et replié dans l’intériorité d’une conscience : un humble vécu. Mais tout simplement parce qu’il affirme, lui aussi, avoir vécu dans un parfait isolement au milieu de tant d’hommes présents. Cette vie à Walden Pond « dans l’ensemble c’est une solitude aussi complète que si je vivais dans la pampa. » (Walden, chap. Solitude, p. 160).

Peut-être que l’on comprendra mieux, maintenant, ce qui pouvait nous rendre ces affirmations si déroutantes au premier abord.

C’est bien entendu, au premier chef, l’entière solitude avancée par ces hommes que rien, manifestement, ne sépare des autres, pas même de leurs proches. Thoreau paraît trop près d’eux, et même de lui-même en dépit de ce qu’il dit, pour être tout à fait seul ; Rousseau, lui, se dit trop loin des autres, de tous les autres, pour que la solitude qu’il affecte paraisse un tant soit peu vraisemblable. Pour le premier, la coupure n’est décidément pas faite – certains diront qu’il ne s’émancipera « jamais vraiment de la tutelle de sa mère » (Michel Granger, Henry David Thoreau, Belin, p. 27) ; pour le second, elle n’est que fantastiquement arrivée. Aussi, l’un et l’autre se situent, en quelque sorte, aux deux extrêmes des possibilités de l’anachorèse, de cet élan par lequel on se met à l’écart, et dont la solitude est l’effet le plus souvent recherché. Ils en usent en effet d’une façon tout à fait déréglée : Thoreau cherche à s’isoler par une prise de distance minimale, en deçà même de ce qui semble nécessaire pour y arriver ; Rousseau, à l’inverse, surclasse les niveaux maxima en situant le terme de son exil bien au-delà de la Terre. Le premier qui n’a même pas mis fin à ses appartenances primaires (celle de sa famille, de sa communauté native) pèche par défaut ; le second, qui a déjà quitté toute communauté humaine, pèche par excès. Qu’est-ce qui rend si déraisonnable la solitude affichée par Thoreau ? Sa trop grande proximité avec les siens au sens large. Qu’est-ce qui rend pratiquement illusoire, voire insensée, la solitude annoncée par Rousseau ? Son éloignement excessif vis-à-vis d’autres hommes. Double raison de leur commune déraison.

Mais ce n’est pas tout. Il y une autre raison, une de plus, à leur extravagance. À les voir « trouver » ainsi une solitude aussi près des autres, ou faire valoir l’existence d’une solitude aussi démesurée, on se prend à penser, bien malgré soi, qu’il existe autant de solitudes possibles que de distances qu’il nous arrive, ou que nous devenons capables, de prendre. Que l’on est même « libre », si l’on est déterminé à le faire, d’envisager et de réaliser pour soi celle qui nous convient. D’en prendre la juste mesure. « Un homme qui pense ou qui travaille est toujours seul, où qu’il soit » nous affirme Thoreau, par conséquent la « solitude ne se mesure pas » par les « milles qui séparent un homme de ses frères. L’étudiant vraiment diligent dans l’une de ces ruches surpeuplées du collège de Cambridge est aussi solitaire qu’un derviche dans le désert. » (Walden, p. 166). Qu’un écart s’approchant de zéro – la contiguïté des chambres d’internat – puisse équivaloir à un autre beaucoup plus conséquent – un ermitage perdu dans le désert – montre assez combien l’étendue terrestre, l’espace géométrisé, ne peut plus servir d’unique plan de référence, de sol premier, pour mesurer la distance existante entre les êtres. « Toute cette terre où nous vivons n’est qu’un point dans l’espace. À quelle distance croyez-vous que demeurent les habitants les plus éloignés de cette étoile, là-bas, dont le disque a une largeur impossible à mesurer avec nos instruments ? » (Walden, chap. Solitude, p. 163). Tout comme Rousseau, Thoreau qui fut aussi arpenteur de métier mesure sa solitude à partir de repères qui dépassent de loin la seule dimension de la Terre, s’installant d’emblée à l’échelle cosmique. Se devine ainsi, derrière les distances étalonnées en lieues, pieds ou milles, toute la profondeur dynamique, toute la débauche d’échappées, que contient, étrangement, le fait d’être seul. Devient discernable le nombre incalculé de chemins différents par lesquels on peut y atteindre. Se séparer, se couper, s’éloigner jusqu’à la rupture, ne sont plus les seules voies.

Ce qui pouvait paraître déconcertant, aussi, au regard de cette vérité de la solitude que nous gardions par devers nous – sans tout à fait le savoir –, c’est la positivité avec laquelle les deux hommes envisagent leur isolement. Nous n’irions pas jusqu’à dire que Rousseau, forcé à l’exil par ses ennemis de tous bords – clercs, politiques ou philosophes – se satisfaisait pleinement de la situation qui lui était faite. Mais la reconsidération qu’il en opère dans ses Rêveries, portant attention à la singularité qu’elle lui octroie, à la fois le délivre de tout faux espoir quant à son retour dans les bonnes grâces du public et lui permet en même temps d’envisager encore un peu de bonheur dans l’existence. Aussi pourra-t-il au moins tenter de renverser la situation qui lui a été faite en faisant de ses promenades, pédestres ou littéraires, le support et la forme de nouvelles et profondes méditations. Thoreau, par contre, repousse d’emblée toute appréhension négative de son installation dans les bois : « On me dit souvent : « Il me semble que vous devez vous sentir bien seul, là-bas, et que vous aimeriez être près de quelqu’un, surtout par temps de pluie et de neige, et la nuit. » J’ai envie de leur répondre : […] Pourquoi me sentirais-je isolé ? Notre planète ne fait-elle pas partie de la Voie lactée ? » (Walden, chap. Solitude, p. 163) Comment, en effet, aurait-il pu se sentir seul (lonesome dans le texte) c’est-à-dire empreint d’une solitude malheureuse et souffrante au bord de « Walden lui-même », car « quelle compagnie a ce lac solitaire, je vous prie ? » (Walden, chap. V, p. 167). Thoreau avait en effet devant lui, dans la nature même, la réussite exemplaire de l’aventure qu’il avait à courir, alors que pour Rousseau, l’épreuve à surmonter était beaucoup plus difficile : le fait de se sentir ostracisé par la majorité des hommes, voire même leur totalité, ne pouvait qu’amoindrir en lui tout ce que pouvait avoir de positif leur compagnie. Voué ainsi à la haine du monde, comme il le croyait, il était donc tout à fait sensé de sa part de répondre par une sorte de déni à la présence des autres. Thoreau, toutefois, comme il le rapporte dans Walden, traversa lui aussi l’épreuve douloureuse de l’isolement – « Je ne me suis jamais senti isolé [lonesome], jamais accablé par le sens de ma solitude, sauf une fois, et c’était quelques semaines après que je me fusse établi dans les bois ; pendant une heure, je craignais que le voisinage proche de l’homme ne fût essentiel à une vie saine et sereine. Être seul devenait déplaisant. Mais j’étais en même temps conscient d’une humeur un peu instable, et il me semblait prévoir ma guérison. Au milieu d’une douce pluie, tandis que prévalaient ces pensées, je me rendis compte soudain d’une compagnie si plaisante et si bienfaisante dans la nature, dans le bruit régulier des gouttes qui tombaient, régulières, dans tous les sons et les spectacles qui entouraient ma maison, une affection bienveillante, infinie et inexplicable tout à coup ; comme une atmosphère qui me soutenait, et rendait les avantages du voisinage humain, tel que je l’imaginais, insignifiants ; et je n’y ai pas repensé depuis. » (Walden, p. 162) – mais la nature environnante lui apportait trop de réconfort pour que cette expérience d’une heure ne fut rien de plus, pour lui, qu’une fugace impression.

Cette bienfaisante compagnie de la nature nous mène à ce qui est sans doute le plus insolite de l’expérience traversée par les deux solitaires : cette compatibilité reconnue et revendiquée entre société et solitude. Inutile de rappeler que la solitude, sans nécessairement se produire à l’extérieur de la société des hommes – comme Thoreau lui-même le savait : n’est-il pas vrai que la « plupart d’entre nous se sentent plus solitaires quand ils sortent pour se mêler aux autres que lorsqu’ils restent dans leur logis » ? (Walden, p. 166) – se fait généralement sentir au moment où les liens se coupent ou bien se distendent. Or, pour ce dernier, non seulement le lien avec ceux dont il s’est écarté n’est jamais tout à fait rompu, mais la solitude qu’il en retire l’ouvre à de bien plus enrichissantes associations : avec le lac évidemment, mais également avec le dieu Pan, avec un ruisseau, avec l’étoile Polaire, ou « une averse d’avril, ou le dégel en janvier », ou « une feuille de haricot, ou d’oseille, ou un taon, ou un bourdon », même avec l’arrivée dans « une maison neuve » de « la première araignée » (Walden, p. 167). Rousseau, comme on sait, même s’il ne cherche plus à tisser avec les hommes un si complexe réseau de communication, s’avère néanmoins capable d’appliquer à lui-même les rapports d’homme à homme qui comptent parmi eux. Ainsi la société, d’un côté, déborde l’humanité (non seulement il existe des sociétés animales et végétales mais également des associations entre humains et non-humains) et de l’autre, elle en pénètre jusqu’à la substance individuelle qui n’apparaît plus, ainsi, aussi pleine, aussi unifiée, bref aussi substantielle que le laisse croire l’image de l’atome avec lequel on se plaît parfois à décrire l’individualité. L’homme isolé, tel que le montre l’expérience partagée par Thoreau et Rousseau, demeure une puissance active d’association aussi bien en dehors qu’au dedans de lui-même.

Effectivité d’une solitude de proximité, large capacité de modulation de ses formes, positivité atteignable de sa condition, vecteur privilégié d’associations renouvelées, un sens aussi peu usité de la solitude avait de quoi mettre à mal nos capacités de compréhension. Comment aurions-nous pu accepter, pour nous qui pensons sans y penser que la véritable solitude est celle d’un saint, d’un ascète et d’un ermite – les trois hommes réunis en un seul – que d’autres orientations – résolument divergentes –, d’autres coordonnées – situées à d’autres échelles – d’autres figures – encore méconnaissables – pouvaient lui être données ? Faisant fi de toute réalité et surtout de tout sens commun, ces affirmations de solitude –  paroles hautement contestables, expériences tentées – ne pouvaient qu’apparaître un peu folles – et pas seulement ambiguës ou ambivalentes.

Il ne faut surtout pas essayer de réduire cet excès, essayer de montrer comment sous la vérité que nous tenions pour simple, que nous prenions pour direction unique de notre pensée, Thoreau, comme Rousseau, auraient posé de nouvelles fondations : sorte de vérité profonde conféré à l’acte d’isolement qui en aurait élargi les possibilités et les significations. Il faut accepter d’avoir eu raison de ne rien pouvoir, et surtout de ne rien vouloir entendre de ce qu’ils nous disaient ; accepter de comprendre que notre intelligence de la solitude – les différentes places, formes, techniques et finalités qu’elle peut prendre – s’arrête au seuil de ces expériences. La solitude inventée par Thoreau, que celle de Rousseau nous permettra de mieux discerner, est une situation complexe, un dispositif pratique aussi réfléchi que perfectionné qu’il faut prendre le temps d’examiner pas à pas.

Il va donc falloir entendre que nous ne savons pas encore ce que Thoreau a fait, que même Walden n’est pas vraiment ce que l’on croit : l’expression spontanée de son geste ou la clé ouvragée qui en donne le sens. Comme d’autres écrits que Thoreau a rédigés durant son séjour, son journal bien sûr, mais aussi les manuscrits de A Week on the Concord and Merrimack Rivers, The Maine Woods, ou Civil Disobedience, ce texte est avant tout le lieu où son expérience s’interroge et s’élabore elle-même – énonçant les questions que sa réalisation a posées et qu’elle se pose à soi : « Quelle sorte d’espace est celui qui sépare un homme de ses semblables et le rend solitaire ? » (Walden, p. 133) – que celui de réponses qui viendraient satisfaire uniquement les curiosités extérieures. Écriture en quête perpétuelle de pistes ouvertes de sens. Alors, à quelle solitude exactement cet ancien étudiant de Harvard se préparait, se livrait, s’exerçait près de ce lac, poussant plus avant encore son entreprise par l’écriture solitaire d’un livre ? De quelle manière, du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847, ce nouvel homme sauvage s’est-il isolé dans les bois ?

L’invention d’une solitude  #2

La dramatisation mondiale télévisuelle

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L’ère du paupérisme #2

cerro-cora-slum-rio-de-janeiro©adriano_ferreiraTous ceux qui s’inquiètent, actuellement, des problèmes d’économie passionnelle des masses, à l’heure de la dramatisation mondiale télévisuelle, savent sans doute que ces questions se posaient, bien sûr d’une autre façon, au XIXe siècle, au moindre des citoyens qui croisait dans sa rue, sous ses yeux, le spectacle de la misère. Sans doute, y a-t-il un bouleversant changement d’échelle dans le passage de cette scène de mendicité urbaine aux images de camps de réfugiés ou de catastrophes toujours trop naturelles survenant aux quatre coins du monde, mais de la philanthropie des Lumières à l’humanitaire contemporain, nos sentiments d’humanité n’ont pas, me semble-t-il, changé complètement de régime, disons, politico-moral. Nous interrogeons toujours ce qui du malheur à la douleur fait lien entre les hommes : pitié, compassion, solidarité, empathie, autant que ce qui y fait droit : assistance, bienveillance, providence ou assurance. Continue ainsi, toujours je le pense, l’exploration de ce qui, d’homme à homme, oblige à répondre à la souffrance ; ce qui dans ces situations d’accablante misère met à l’épreuve l’incertaine réalité de notre récente humanité – rappelons-nous que pour les hommes d’Occident et pendant bien des temps, l’humanité fut d’abord un privilège, une dignité, avant d’être un droit ou une essence. Tous les hommes que les Européens rencontraient étaient loin de « bénéficier » d’une aussi grande distinction.

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