Admirations II

Jusqu’à la fin de la Renaissance, les Hommes, autrement dit les Occidentaux, ceux qui s’accordent encore et se réservent au plus haut point cette dignité, s’affrontaient à ceux qui leur étaient étrangers sous l’aspect dominant d’êtres barbares. L’Europe chrétienne hérita de cette perception grecque, puis romaine, avant de la retourner contre les romains eux-mêmes puis de la diriger sur les musulmans contre qui elle luttait. Quand ce fut au tour des Sauvages de leur faire face, ce fut un véritable affront qu’essuyèrent les Civilisés, un nouveau face-à-face au statut encore mystérieux, fait de désir, de vérité, de violence : sur les plages du monde nouveau qu’ils foulaient depuis un siècle, ne cessait en effet de résonner un rire qu’ils n’avaient sans doute jamais entendu auparavant. Voici que l’on moquait cet Homme et la belle civilité qu’il était en train de construire : une foi, une loi, un roi. À sa manière, Montaigne fit retentir ce rire sur le vieux continent. Il obligea ceux des hommes qui se disaient supérieurs à se regarder comme barbares, autrement dit inhumains, s’ils voulaient continuer sérieusement d’être dit des humains. Aux Amériques, au premier siècle de la rencontre, on vit moins les Européens retirer aux Indiens l’humanité qu’ils s’accordaient eux-mêmes, comme on nous le raconte habituellement, qu’on ne les vit plutôt, moralement contraints, de dévaloriser l’Homme dans lequel ils se reconnaissaient devant la grimace de ceux qui leur faisaient face. Diminuer son humanité avant de la céder à ceux qui n’en voulaient pas, diminuer ceux qui n’en voulaient pas afin de rehausser au mieux la gloire que l’on pouvait encore en tirer : voilà ce à quoi ils s’employaient.

Ce ne fut donc plus, ou pas seulement, un miroir que les Amerindiens tendirent aux Européens : une surface neutre, lisse et polie grâce à laquelle ils auraient pu (s’il en avaient eu le désir ou le courage) accéder à une autre image d’eux-mêmes et ainsi mieux s’examiner. Bien souvent, c’est bien ainsi pourtant que l’on rend compte de la manière dont se sont rencontrés l’Europe et l’Amérique : sous la forme d’une occasion manquée, celle qui aurait permis à chacun des peuples, et surtout aux Européens, de se décentrer vis-à-vis d’eux-mêmes et de se voir alors, humains et pourtant différents, là où ils ne se trouvaient pas. De part et d’autre de ce miroir improvisé que sont les face-à-face de l’histoire, les hommes devant leurs semblables auraient fait l’expérience de leur irréductible diversité. Les différences auraient enrichi la semblance au lieu de la détruire ou de l’estomper. L’humanité n’aurait eu plus alors qu’à se dire qu’au pluriel. Mais ce ne fut pas une image, ni même une voix, qui perturba l’aplomb avec lequel les Européens se distinguaient eux-mêmes (comme Homme de raison, Ami de la sagesse ou Témoin fidèle de la Vérité) mais un cri, une défiguration du visage, un bruit inhumain… Il faut lire le magnifique ouvrage de Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde, pour que ce fou rire vous reprenne ; il faut apprendre tout ce que les Européens inventèrent pour sauver leur foi, leur loi et leur roi. Entendre à nouveau ce rire guérit de toutes les tristesses que les Européens provoquèrent.

Un rire, ni une figure, ni une parole, cela semble peu de chose. Il eut pourtant un effet majeur sur la stature que l’Européen donnait de lui-même, du moins chez ceux qui étaient en mesure d’entendre ce rire. D’abord, il diminua la grandeur humaine – dimensions et manière – auprès de ceux qui l’incarnaient ou la vénéraient, et corrélativement éleva ceux des peuples qui lui étaient adverses. L’Européen qui se voyait comme l’homme par excellence dut concéder un peu d’humanité aux peuples qu’ils dépouillaient. Ensuite, le divin en l’Homme perdit tant son éclat que ce dernier se retrouva quasiment de plain-pied avec cette foule d’autres hommes que pourtant il méprisait. L’homme n’était plus si certain d’être à l’image de son dieu ou s’il l’était, la grandeur de ce dernier était sérieusement à revoir. Jamais les chrétiens ne ressemblèrent si complètement aux idolâtres qu’ils juraient ne pas être que lorsqu’ils massacrèrent les Indiens sur les terres d’Amérique. Les missionnaires qui critiquaient la conquête jouaient de cette ressemblance pour blâmer  leurs ouailles. Mais d’une autre manière, jamais peut-être les Européens ne ressemblèrent si profondément au pécheur qu’ils se devaient de reconnaître en eux. Jamais, dans leur histoire récente, ils n’eurent autant besoin du pardon de leur dieu pour justifier et absoudre leurs actes. L’Européen et le Chrétien, tantôt s’assimilant au plus haut point, tantôt perdant quasiment toute ressemblance, perdirent l’identité qui paraissait entre eux deux évidente. Les paroles chrétiennes des conquistadores devinrent de ridicules justifications, impropres à dissimuler la barbarie de leur actes, tandis que celles de leurs contempteurs « humanistes » devenaient d’autant plus risibles, incapables de faire respecter les lois qu’ils parvenaient pourtant à faire donner. De chaque côté des Indiens, l’humanité se vidait de sa substance : masque grotesque d’une très réelle inhumanité, ou dérisoire prière d’une humanité au plus haut degré impuissante.

Dans la confiance que chaque peuple avait de sa supériorité, l’homme était moqué. Dans la manière dont on invoquait son nom, l’homme était aussi moqué. Dans les actes que l’on commettait pour faire cette comédie, l’homme était de nouveau tourné en ridicule. Le siècle de l’humanisme ne fut pas un siècle où tout sourit à l’homme. Loin de là.